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01/03/2016

DEBAT AUTOUR DU THEME "LES DERIVES DE L'ETAT D'URGENCE" A LEGUILLAC DE CERCLES

Le 12 février 2016, le café associatif de Léguillac de Cercles proposait une rencontre, "un moment de démocratie", autour du thème "Les dérives de l'état d'urgence, atteintes aux libertés". Pour en débattre, étaient invités Elodie et Julien, les maraîchers bio de Lusignac perquisitionnés le 25 novembre 2015, le juge d'instruction Alain Bressy, magistrat à la retraite, auteur du spectacle "Le droit se meurt" ou comment nos droits sont en train d'être bafoués http://ledroitsemeurt.jimdo.com/, et Hélène Elouard, représentante de la Ligue des Droits de l'Homme Grand Périgueux et membre du Collectif  de résistance contre l'état d'urgence et pour les libertés constitué en janvier 2016.

La soirée a débuté par le récit des maraîchers que la presse a beaucoup relayé. La perquisition a eu lieu un matin vers 7h et a duré 3 heures, menée par une bonne dizaine de gendarmes, sur ordre du préfet de la Dordogne. Le couple a cherché à comprendre. On leur a rétorqué : "vous comprendrez à la lecture de l'ordre de perquisition" qui évoquait un lieu où l'on était "susceptible de trouver des personnes, des armes liées à des activités terroristes". Cette lecture ne les a pas davantage éclairés. Trois gendarmes, visiblement mieux informés que leurs collègues, eux-mêmes surpris d'avoir été réquisitionnés pour cette action inhabituelle, ont déclaré : "les G8, sommets européens, manifestations pour l'écologie, ça ne vous dit rien?" Sans renier les liens passés avec ces évènements, le couple n'est pas parvenu néanmoins à saisir le motif de la venue de ces militaires qui ont fouillé toutes les pièces jusqu'aux albums photos personnels, le congélateur et même des légumes entreposés dans un hangar...! Les gendarmes ont ensuite signalé leur occupation d'un péage à Mussidan afin de distribuer des tracts contre le projet d'aéroport à Notre-Dame-des-Landes, 3 ans auparavant. S'ils trouvaient un tract lié à la COP21, ils embarqueraient les maraîchers. Cela n'a pas été le cas. S'ils n'ont saisi aucun bien matériel, ils ont pris des données immatérielles, en copiant les numéros des téléphones portables et tous les fichiers des ordinateurs. Pour Elodie et Julien, il ne sert à rien de comprendre les motifs qui ont entraîné cette perquisition, y voyant un certain arbitraire. Beaucoup de ceux qui ont été perquisitionnés ne savent pas pourquoi ils l'ont été. L'hypothèse a été émise de vouloir occuper le terrain, de faire du chiffre. Certes, le gouvernement a reconnu par l'intermédiaire de Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur, des "perquisitions inappropriées", "des manquements, des erreurs" et citant "un exemple très concret" : "intervenir chez un agriculture biologique en Dordogne ne m'est pas apparu comme une mesure très pertinente", a-t-il déclaré à l'Assemblée Nationale. Il "a d'ailleurs fait savoir au préfet en question ce qu'[il] en pensai[t]". http://www.francetvinfo.fr/politique/debat-sur-la-decheance-de-nationalite/video-mea-culpa-de-cazeneuve-sur-la-perquisition-contre-des-maraichers-bio-en-dordogne_1305894.html Toutefois, les maraîchers estiment, contrairement aux déclarations du ministre considérant que ce qui s'est passé "n'est pas la règle", qu'il y a eu beaucoup d'abus dans de nombreux départements. Des ordres auraient-ils été donnés d'en haut?

L'ancien magistrat a alors pris la parole pour quelques rappels juridiques. Les perquisitions sont susceptibles d'être faites par des policiers et gendarmes (rattachés au ministère de l'Intérieur) qui interviennent surtout dans un cadre judiciaire et rarement dans un cadre administratif, ce qui a créé une certaine gêne dans ces professions. Les perquisitions, qui habituellement ne peuvent avoir lieu entre 20h et 6h du matin, sauf texte contraire, ont probablement été réalisées à partir de listes pré-établies et de fiches S détenues par la police administrative dont les magistrats ignorent l'existence. Tandis que le procureur est un représentant de l'Etat recevant des ordres, le juge est indépendant. Normalement, tout ce qui est de l'ordre de la privation de liberté, comme les assignations à résidence, relève de la justice et du code de procédure pénale. Les privations de liberté ordonnées par le procureur doivent être contrôlées par le juge pour éviter les abus de pouvoir. Ainsi, Elodie et Julien peuvent faire un recours auprès du juge administratif de Périgueux. Toutefois, ces recours peuvent être très longs. Un chef d'entreprise musulman surpris en train de téléphoner devant Charlie Hebdo pendant les attentats a été assigné à résidence avec obligation de se présenter 3 fois par jour à la police. Le Conseil d'Etat a mis 2 mois à faire suspendre (et non annuler) l'assignation, puisqu'aucun chef d'accusation n'a pu être requis contre lui. Autre problème : lors du communiqué du 14 novembre de la Présidence de la République, il a été question de terrorisme et de troubles à l'ordre public. Or, ces troubles constituent une notion vague que confirme la loi du 20 novembre sur l'état d'urgence en évoquant : "toute personne (...) à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". Le comportement n'étant pas défini, c'est la porte ouverte à n'importe quelle décision de l'exécutif qui prend ainsi un pouvoir considérable. Ce glissement sera d'autant plus dangereux si un parti d'extrême-droite prend le pouvoir et supprime dans la loi d'application le recours au juge administratif, estime l'ancien magistrat qui y voit "un crime contre la démocratie". Le juge a évoqué le vote des parlementaires de Dordogne dans la nuit du 9 au 10 février. Hormis Brigitte Allain, opposée, et Deguilhem absent (mais présent le 16 février pour un vote favorable), ils "ont voté la prolongation de l'état d'urgence, sa constitutionnalisation avec un texte plus sévère puisqu'il ajoute des délits aux crimes". http://www2.assemblee-nationale.fr/scrutins/detail/%28legislature%29/14/%28num%29/1231. Bernard Cazeau, sénateur de la Dordogne, a voté favorablement du fait de l'existence d'un recours et la possibilité de demander des dommages et intérêts. A la question concernant l'intérêt de maintenir l'état d'urgence, Alain Bressy a considéré que le Président avait fait le choix de se présenter comme chef de guerre, stratégie pour déstabiliser la droite et se maintenir au pouvoir. Or, cette attitude, dans un contexte de peur très forte dans la population, bien qu'artificielle et entretenue, peut permettre d'atteindre cet objectif, entraînant une "vichysation" de la société, terme utilisé par Cécile Duflot, analyse que partage Alain Bressy. Le peuple est prêt à lâcher des libertés pour se sentir en sécurité. Dans ce contexte où les politiques prennent une place croissante et notamment l'exécutif, il devient urgent, selon lui, de lutter contre le cumul des mandats, réduire les privilèges financiers liés à certaines fonctions, un des remparts contre l'abus de droit. C'est la raison d'être de l'ONG Anticor, contre la corruption, pour l'éthique en politique à laquelle il participe. http://www.anticor.org/ 
Troisième intervenant de cette soirée : Hélène Elouard qui expliquait la mise en place en Dordogne d'un comité de vigilance suite aux attentats transformé en Collectif de résistance contre l'état d'urgence et pour les libertés en janvier dernier ouvert à tout citoyen et regroupant déjà une vingtaine d'associations et organisations politiques. Le Collectif avait oeuvré pour organiser la manifestation du 30 janvier et souhaitait continuer d'alerter la population, regrouper les victimes des perquisitions, les soutenir, réclamer des indemnisations face aux violences physiques, aux dommages matériels subis, à l'argent et aux données numériques confisqués, au traumatisme des gardes à vue.
La situation de musulmans victimes a été abordée, occasion pour les maraîchers d'affirmer que les excuses du gouvernement à leur égard ne doivent pas masquer ce que les autres, la majorité, ont vécu. Afin de ne pas focaliser l'attention sur eux lors de cette soirée, ils ont d'ailleurs préféré ne pas être photographiés. En outre, s'ils se lancent dans un recours, ils le feront en s'associant aux autres personnes perquisitionnées. Il est important pour eux de ne pas stigmatiser les individus concernés. La loi sur l'état d'urgence est un moyen de mieux contrôler la contestation contre la politique néo-libérale et un gouvernement d'extrême-droite n'est pas nécessaire pour cela, a estimé un membre de l'assemblée. Même N. Sarkozy n'a pas réussi à ce niveau. Pour l'ancien magistrat, le seul moyen de défendre la démocratie est d'obliger les parlementaires à s'exprimer sur leurs votes et leur demander de les justifier, notamment s'ils sont en contradiction avec leurs discours. Une auditrice a considéré que "chacun de nous [était] responsable" de la situation, "à force de se focaliser sur nous-mêmes, à force de déléguer sans demander de compte. Il fa[llait] récupérer notre part de pouvoir". Le Collectif espère bien réinvestir la rue dans les prochaines semaines. Diverses actions sont envisagées, objet d'un débat entre les participants de cette soirée : le nombre est-il important pour faire pression sur le pouvoir? Quel est l'impact réel d'une manifestation? Quels types d'actions à mettre en place? Ces questions ont débouché sur celles de l'information ou de la désinformation que peuvent véhiculer les média dominants qui alimentent la peur. Toutefois, des actions qui placent le combat essentiellement sur le plan juridique dans un contexte où le pouvoir fait de "l'anti-droit" en entretenant le flou dans les textes de loi, seront les plus pertinentes, selon l'ancien magistrat. Le pouvoir n'a jamais eu intérêt, selon lui, à une justice efficace. Cet affaiblissement de la justice en France est bien réelle quand on la compare à ce qui se passe en Allemagne, d'après l'expérience que l'ancien juge en a. Pour lutter contre le terrorisme, la France a les leviers juridiques nécessaires (juge d'instruction, code de procédure pénale...) mais le pouvoir préfère donner les moyens à une justice administrative et policière pour exécuter les décisions d'un préfet, tout en diminuant le travail en profondeur de renseignement que peut faire la police et qui aurait évité une perquisition chez les maraîchers bio, ceux-ci étant préalablement repérés comme aucunement dangereux, a considéré Alain Bressy.
Cette perquisition à Lusignac s'est donc révélée doublement vaine pour les autorités : aucune efficacité en matière de lutte contre le terrorisme et, par la soirée de débat qu'elle a suscitée, un renforcement des liens entre des citoyens indignés qu'ils cherchaient justement à combattre.

Texte et photos : Laura Sansot

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