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26/05/2016

JE SUIS LE PEUPLE : UN AUTRE REGARD SUR LA REVOLUTION EGYPTIENNE

Le Festival Printemps du Proche-Orient a débuté le 17 mai mais c'est le 25 mai que le volet cinéma s'est ouvert avec le film d'Anna Roussillon "Je suis le peuple". Jean-Michel Hellio de Ciné-Cinéma, Nicolas Lux du Printemps du Proche-Orient et Malik Mena, producteur du film, étaient présents pour présenter et commenter le film sorti le 13 janvier dernier et projeté au Festival Cannes 2015 dans la sélection ACID.

Anna Roussillon est née à Beyrouth en 1980 mais elle a vécu au Caire de l'âge de 4 ans jusqu'à 16 ou 17 ans, a expliqué le producteur à la demande d'un spectateur lors du débat qui a eu lieu après la projection. Elle raconte elle-même qu'elle y a appris l'arabe comme une seconde langue.
Son père aujourd'hui décédé était un politologue aux origines maternelles égyptiennes qui a beaucoup étudié les mouvements réformistes de ce pays. http://www.bibliomonde.com/auteur/alain-roussillon-2094.html Sa mère habite au Caire. Anna Roussillon a suivi un cursus d'études en France en philosophie, linguistique, langue, littérature et civilisation arabe puis en réalisation documentaire à Lussas (07). Agrégée d'arabe, elle est aujourd'hui professeur à Sciences-Pô Lyon. Excepté un court-métrage de fin d'études, c'est son premier long-métrage. Au départ, elle souhaitait réaliser un film sur le tourisme de masse en Egypte, étant très liée à ce pays où elle a vécu son enfance et adolescence mais avec lequel elle entretient des rapports particuliers. Egyptienne de coeur, pour cette Blanche qui a étudié au lycée français du Caire puis en France où elle travaille aujourd'hui,  la question de l'identité est majeure. Elle est d'ailleurs posée d'emblée dans les premières images du film où elle dialogue, sans qu'on la voie, avec une femme assise au bord d'un champ. La réalisatrice s'implique dès le départ et se trouve dans un entre-deux (elle parle arabe mais elle n'est pas du village), éléments qui légitiment son regard à la fois intérieur et extérieur constituant en lui-même sa manière de contribuer à la Révolution.

copyright HAUTLESMAINS PRODUCTIONS et NARRATIO FILMS
Alors qu'elle filmait durant l'été 2009 des ibis dans un champ fraîchement irrigué, aux alentours des pyramides, du côté de Louxor, à 700 kms du Caire, à Jezira, scène que l'on imagine par les nombreuses images magnifiques du film, elle a rencontré par hasard, Farraj, un paysan qui, l'entendant parler arabe, a tout de suite sympathisé avec elle.
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Il lui a présenté sa famille et une amitié est née. Cette rencontre a modifié son projet de film qui s'est orienté vers la vie dans les campagnes égyptiennes, sur "les manières dont on habite au village comme un centre du monde alors que tout le désigne comme une marge de la société". 
Manque de chance a priori, même si la suite lui a montré les choses sous un autre angle, elle est rentrée en France la veille du "Vendredi de la colère", 28 janvier 2011. Se posant la question de comment participer à cette Révolution, attirée par cette actualité brûlante de son pays d'origine, elle est donc repartie en Egypte en mars 2011. Elle s'est d'abord rendue sur la place Tahrir puis au village où les choses semblaient immuables, malgré l'agitation du Nord, mais où l'on ne parlait que de la Révolution en cours. Elle a choisi "le contre-champ nécessaire à Tahrir". Plutôt que de filmer la Révolution au Caire, les mobilisations, l'actualité brute, immédiate, elle a décidé de filmer "l'onde de choc" dans l'espace paisible des campagnes où elle n'apparaissait que dans la désertion des touristes et les pénuries de gaz ou électricité. Il s'agissait de "parler de la révolution, pas en ce qu'elle suspend la vie ou la reconfigure brutalement mais en tentant plutôt d'approcher la manière dont elle s'y inscrit petit à petit".
 La réalisatrice, le père et 3 des enfants
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Pour se faire, Anna Roussillon a suivi la famille et son entourage pendant 2,5 ans, entre janvier 2011 et la chute du président Mohamed Morsi à l'été 2013, date où "Sissi prend symboliquement le pouvoir", non de façon continue mais avec des allées et venues entre l'Egypte et la France, soit une dizaine de tournages de 3 semaines-1mois chacun pendant ses vacances universitaires au moment où, par chance, il se passait des évènements marquants en Egypte. Elle s'est rapidement intégrée et a même disposé d'une chambre dans cette famille avec laquelle elle est "en discussion" pendant tout le film, terme auquel elle tient pour désigner la position d'égalité dans laquelle elle a voulu se placer, comme pour exprimer un cheminement commun dans la compréhension des évènements. Si le contre-champ de la Révolution est le sujet de l'oeuvre, en revanche, à aucun moment, elle ne se filme elle-même, à moins que sa voix ne constitue un autre contre-champ tant elle dialogue avec les individus qu'elle filme, taquine ou se fait elle-même taquiner, révélant une réelle complicité, une tendresse entre les protagonistes et dessinant même "un portrait en creux" de la réalisatrice.
Une autre voix accompagnée d'images, cette fois, celle de la télévision à travers laquelle la famille suit la Révolution, est au coeur de ce film. Elle filme Farraj et sa famille plusieurs fois devant l'écran, montrant que l'objet du film n'est pas tant le récit de la Révolution que le point de vue du peuple et notamment d'un homme de la campagne qu'évoque le titre du film. Il est emprunté à une chanson nationaliste de l'époque nassérienne qui "ignore l'impossible et ne préfère rien à l'éternité" chantée dans les années 1960 par Oum Kalthoum (1898-1975) et que l'on entend à la fin du film, beaucoup reprise pendant la Révolution. Pour la réalisatrice, il s'agit surtout d'interroger l'identité de ce peuple : "qui est ce "je" qui parle, qui est ce "peuple" qui se manifeste"? Elle a expliqué qu'elle souhaitait "complexifier le premier grand récit enthousiaste révolutionnaire" qui a été fait dans les média  http://www.franceculture.fr/emissions/festivals-d-ete/cinema-avec-anna-roussillon-realisatrice-de-je-suis-le-peuple-au-festival au moment de la chute de Moubarak qui s'est centré sur la place Tahrir et sur des profils d'individus politisés ou rapidement politisés. Le projet était d'aller voir ailleurs, notamment dans les campagnes, comment les gens se sentaient reliés au processus politique.
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On découvre un paysan dont Malik Mena a précisé qu'il avait étudié au Caire l'arabe littéraire et ne s'exprimait pas dans ce dialecte du Sud souvent incompréhensible pour les étrangers. Un homme qui fait donc partie de la classe moyenne mais pauvre que l'on voit longuement dans sa vie de labeur, travaillant à l'irrigation de ses champs, à leur récolte, surveillant ses moutons, dans des tâches finalement ancestrales, aux prises avec une pompe à eau ou un moulin.
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Cette partie du film est complétée par les moments où on le voit en famille avec ses 4 enfants et sa femme enceinte dont la petite fille à naître et grandissant va matérialiser l'écoulement du temps. C'est le moment où il s'informe, grâce à la télévision, des avancées de la Révolution et où son entourage est interrogé par la réalisatrice à ce sujet. Que ce soit dans les champs ou en famille, on l'entend s'exprimer sur les bouleversements de la vie politique d'abord soutenant Moubarak puis exprimant progressivement une pensée plus personnelle, tout en restant prudent, jusqu'à son discours, évoqué par le producteur, devant le public parisien l'interrogeant sur Sissi. Finalement deux temporalités se côtoient, comme l'explique Anna Roussillon, celle de la chronique politique, toujours vue à travers le personnage principal, qui découpe le film en différents chapitres et celle de son long cheminement, sa réflexion toujours inscrite dans son travail de la terre qui lui donne de ce fait une profondeur.
Par la prise de distance avec l'actualité, par sa durée, par cet "espace de conversation" dont parle la réalisatrice et qui a marqué cette révolution, ce documentaire donne plus à comprendre que beaucoup de films télévisuels sur les évènements. Le producteur, durant le débat, a rappelé combien cette libération de la parole avait été un acquis de la Révolution.

On y découvre l'apprentissage de la démocratie : Farraj parle de "maternelle de la démocratie" tout en titillant la réalisatrice sur l'existence même de la démocratie en Occident. En effet, le film met en relief le bon sens et l'intelligence des propos tenus tant par les adultes, homme et femme, que par les enfants ou adolescents. Ce rapport des enfants à la politique est fortement mis en valeur. Ces derniers scandent des slogans, se réjouissent des résultats. On voit Ibrahim, le dernier garçon, féliciter son père après son vote comme s'il avait été lui-même élu président. Leurs propos ont même une portée universelle, notamment quand on entend cette toute jeune fille interrogée sur les acquis de la Révolution et sur ses aspects négatifs. Les mouvements sociaux ou de libération peuvent ne pas atteindre concrètement leurs buts mais ils ont le mérite d'avoir eu lieu et cela ne s'oublie pas. On imagine l'impact qu'ils peuvent avoir sur ces adultes en devenir. C'est ce dont a hérité la jeunesse égyptienne, évoquée pendant le débat, même si elle subit aujourd'hui les conséquences de la dictature de Sissi, dont une parade militaire clôture le film. C'est ce dont a hérité Farraj aussi qui a pu constater au cours du film : "c'est la première fois qu'un président de la société civile est élu et que ma voix a un poids". Certes ce film ne serait plus réalisable aujourd'hui mais il a pu se faire et il est montré. Il a été présenté à la famille. Farraj a participé à des projections en France, comme à l'Institut du Monde Arabe, ce dont a témoigné le producteur. Il a été montré à l'Institut Français du Caire à un public cultivé qui a pourtant beaucoup appris sur la vie dans les campagnes de son propre pays. Certes, la censure a empêché sa projection dans un festival de la capitale mais, à condition d'enlever un passage de Farraj sur les monarchies du Golfe, il pourra être diffusé sur Al-Jazeera.
Parce qu'Anna Roussillon s'est engagée dans ce projet avec passion, a acheté sa propre caméra, a décidé d'elle-même d'aller filmer sans financement, elle a pu susciter l'attention d'un jeune producteur.
Malgré cette ténacité, celui-ci n'a pas obtenu le soutien des chaînes de télévision y compris d'Arte, qui, aujourd'hui, ne prennent plus de risque, a souligné le producteur, passent rapidement sur les évènements et privilégient le journalisme à la création documentaire au long court. Dès 2012, des documentaires avaient été réalisés sur l'Egypte. En revanche, il a pu récolter des fonds venus des régions et du CNC et travailler avec un budget de 150 000 euros pour permettre l'émergence d'un film superbe qui a plu aux spectateurs, malgré son exigence. Il a suscité diverses questions dans la salle comme celle de savoir si l'Egypte était condamnée à la dictature. Elle était pour l'instant condamnée à la toute-puissance de l'armée dirigée par un homme soutenu par les puissances occidentales qui avait muselé le peuple notamment en améliorant la qualité des produits subventionnés auxquels avaient recourt les Egyptiens dans leur vie quotidienne. Durant la Révolution, il y avait eu peu de manifestations dans le Sud du pays, seulement quand Morsi avait été évincé. Ont été évoqués les propos des personnages sur la religion loin des clichés véhiculés en Occident. L'Occident devait changer de regard et prendre conscience de la pluralité des sociétés arabes. Nicolas Lux a rappelé d'ailleurs l'intérêt de se replonger dans des archives en ligne de l'INA qui pouvaient donner à entendre des discours comme celui de Nasser pourfendant les défenseurs du voile.
Il a d'ailleurs été souligné l'instrumentalisation politique de l'Islam. Les options islamistes étaient des options politiques avant tout.
Malgré le retour de l'armée et de la dictature, l'art photographique au Proche-Orient, et notamment en Egypte, semblait en plein effervescence et diffusée en Europe, en particulier en Allemagne et en France, observait Nicolas Lux, photographe lui-même. Etait-ce une preuve que la Révolution avait fait son oeuvre? En tout cas, la dictature n'avait pas éteint la création artistique.
Ciné-Cinéma et le festival s'apprêtaient d'ailleurs à présenter 6 autres films sur le Proche-Orient et ce film serait diffusé à nouveau dans la semaine.

Pour en savoir plus sur la programmation : http://www.cine-cinema.net/
http://www.printemps-proche-orient.fr/cinema/
Site du film : https://jesuislepeuple.com/

Texte et photos (sauf avec copyright différent) : Laura Sansot

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