Le 9 avril, le café associatif de Léguillac de Cercles proposait une soirée "Antinuke" grâce à la Compagnie Brut de Béton Production.
Cette compagnie, dirigée par Bruno Boussagol, metteur en scène et scénographe, a succédé en 1989 à la compagnie Le Milieu du monde qu'il avait créée en 1979. Elle se définit comme "une structure de réflexion, de proposition et de réalisation d'actes artistiques n'ignorant pas le malaise dans la civilisation". Ses "auteurs, comédiens, musiciens techniciens (...) éprouvent l'art contemporain dans ses enjeux sociaux, politiques et économiques. Ils sont pour la plupart engagés dans des luttes d'émancipation". La compagnie considère que "l'artiste est engagé dans son acte artistique". Elle "travaille la "part maudite" que toute démocratie produit".
La question du nucléaire en fait largement partie et depuis 1999, Bruno Boussagol y travaille, notamment à travers le spectacle "La prière de Tchernobyl" joué en France et à l'étranger, en particulier en Biélorussie, sur les terres contaminées. En 2004, c'est "Tchernobyl Now" qui est créé. En 2006, il propose "La diagonale de Tchernobyl" pour les 20 ans du début de la catastrophe. La troupe est restée un mois sur place pour participer aux commémorations et à la vie des habitants. En 2007, c'est au tour du "Petit Musée de la catastrophe" de donner lieu à des représentations. Pour les journées d'études de "Sortir du nucléaire", en 2012, la compagnie "invente" "L'impossible procès" qui a été joué à l'invitation du café de Léguillac de Cercles en 2014, comme l'a rappelé le metteur en scène en introduction. http://www.sortirdunucleaire.org/Spectacle-L-impossible-proces,28557
Enfin, du 11 au 15 mars 2015, elle a coordonné "Le bouleau, la vigne et le cerisier" : 4 spectacles, un film, un bal, plusieurs expositions et débats à la Maison de l'Arbre de Montreuil. http://la-parole-errante.org/index.php?art=216
"Elena ou la mémoire du futur" a été créé en juillet 2002 au Festival Off d'Avignon. Elena est l'héroïne du prologue de La Supplication-Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse, le livre de Svetlana Alexievitch paru en 1998 http://www.editions-jclattes.fr/svetlana-alexievitch-prix-nobel-de-litterature (à écouter Michel Polac, très ému, parlant de ce livre). Cette auteure et journaliste biélorusse a obtenu en 2015 le Prix Nobel de Littérature. Pendant 3 ans, elle est allée rencontrer des hommes et des femmes liés à la catastrophe. Le livre d'une rare intensité servie par une écriture magistrale est le fruit de leurs témoignages. La compagnie le définit comme "livre majeur du XXè siècle, livre bouleversant entre tous" et Bruno Boussagol est le premier à s'être emparé de ce texte en France. Au départ, une partie du prologue était inclus dans "La prière de Tchernobyl". Le metteur explique qu'il a voulu y consacrer un spectacle à part entière pour "restituer la totalité du texte sans risquer de déséquilibrer l'ensemble du spectacle initial".
Cette soirée associée à une projection-débat de photos commentées par un ancien liquidateur de Tchernobyl a eu lieu dans le cadre de l'appel du 26 avril que la compagnie a lancée car "elle travaille le tragique depuis 35 ans". Motivée par le sentiment que "nous glissons dans l'hiver nucléaire"et espérant que l'année 2016 soit une année de "prise de conscience populaire" face à "l'imminence d'une nouvelle catastrophe nucléaire civile et/ou militaire" la compagnie a donc lancé cet appel pour "favoriser l'insurrection des consciences contre l'avenir contaminé". Aussi, entre le 11 mars 2016, journée de commémoration de l'accident de Fukushima, et le 26 avril 2016, celle de Tchernobyl, Brut de Béton Production invite à multiplier les actions pour alerter l'opinion.
http://www.brut-de-beton.net/appel.php
Bruno Boussagol a donc expliqué ce soir-là à Léguillac de Cercles que la compagnie était sur les routes depuis une semaine pour proposer dans différents lieux de France cette soirée. A la manière des anciennes troupes de comédiens, elle se déplaçait de village en village, "quelque chose que l'on ne vit plus aujourd'hui", a-t-il regretté. Ainsi, comme ce soir-là, c'était pas moins de 300 évènements de ce type qui étaient programmés pendant ces 7 semaines. L'appel avait été traduit en 11 langues afin de globaliser la lutte anti-nucléaire. Celle-ci, a-t-il poursuivi, est vécue différemment dans les pays qui vivent la catastrophe et dans ceux où elle ne s'est pas encore produite. Le texte de Svetlana Alexiévitch l'a interpelé non seulement pour les histoires qu'il raconte mais aussi pour sa manière de raconter. "On s'est emparé de son écriture pour faire du théâtre, simplement avec 12 bougies et une comédienne".
http://abonnes.lemonde.fr/europe/chat/2006/04/05/tchernobyl-vu-du-cote-russe_758506_3214.html
Après ces éléments de compréhension, la représentation pouvait débuter. Nathalie Vannereau, seule en scène, endossait le personnage d'Elena, une jeune mariée, dont le mari avait été envoyé avec d'autres comme sapeur-pompier pour arrêter la centrale en feu, suite à l'explosion du 4è réacteur. Cette femme présentée comme "banale" est entrée dans l'Histoire, confrontée à la plus grande catastrophe technologique de tous les temps. Ce personnage, Nathalie Vanneau, l'incarne depuis le moment où le metteur en scène a intégré ce monologue dans l'une de ses pièces. Elle avait 28 ans, raconte-t-elle interrogée après le spectacle, lorsqu'elle l'a interprétée la première fois. Elle l'a jouée enceinte et elle espère l'interpréter encore très vieille, dit-elle. Pour elle, il s'agit "plus qu'un spectacle", c'est un "acte poétique". Elle veut "mettre à l'épreuve du temps ce personnage de théâtre, le mener jusqu'au bout d'une vie d'acteur".
Cette "mémoire du futur", à laquelle fait allusion ce titre, renvoie à "l'expérience exceptionnelle" des hommes et des femmes liés à cette catastrophe qui "leur font connaître des choses que nous ignorons ou que nous ne pouvons formuler que sous forme de question existentielle", mais que nous risquons de connaître un jour, écrit Bruno Boussagol.
C'est la raison pour laquelle cette représentation était accompagnée de l'intervention du 1er au 16 avril d'Oleg Veklenko, ancien officier de l'armée et liquidateur à Tchernobyl. En avril 1986, il était artiste et professeur d'arts industriels. Ce lieutenant a été mobilisé comme des milliers de réservistes par les forces armées de la défense chimique. Venu de Karkov, il y est resté 2 mois. Outre des croquis, il a alors pris des dizaines de photos. Son exposé les présentait ainsi que des tableaux de chiffres. On apprenait notamment que 8 millions de personnes avaient été irradiées, 116 000 personnes avaient été évacuées, 56 personnes étaient mortes immédiatement, 236 personnes avaient reçu de grosses doses de radiation. 600 000 liquidateurs sont intervenus, venus de toute l'URSS. 206 jours ont été nécessaires pour réaliser les sarcophages. La catastrophe est directement responsable de la mort de 200 000 personnes du cancer et du handicap de 10 000 personnes. La surface évacuée a été équivalente à celle du Luxembourg. Les premiers hommes arrivés sur place venaient d'Ukraine comme Oleg. Ils étaient le plus souvent jeunes (moins de 30 ou 40 ans) et n'étaient pas spécialisés dans ce type d'intervention. Ils répondaient aux ordres des scientifiques et des officiers. Ils étaient chargés de déposer sur le sol une colle liquide pour empêcher les poussières radioactives de monter, tout en se contaminant eux-mêmes. Les appareils devaient être recouverts de plastiques car on avait l'espoir à l'époque qu'ils seraient réutilisés. Les camions qui avaient circulé dans la centrale étaient nettoyés mais le liquide utilisé, comme s'il s'agissait de saleté, n'était guère utile. Les camions devenaient hautement radioactifs. Quant à l'eau radioactive, elle était jetée dans les forêts des alentours. Oleg raconte que, malgré les températures de plus en plus chaudes, l'été approchant, les travailleurs devaient porter des vêtements en résine et des masques qu'ils étaient tentés d'enlever quand ils faisaient une pause ou fumaient et qui n'étaient pas ceux de professionnels au départ. Ils sont arrivés plus tard, a-t-il témoigné. A l'époque, on ne mesurait pas les conséquences de la catastrophe et les jeunes hommes étaient plutôt contents d'apporter leur contribution. Les corps militaires étaient logés sous tente pendant 6 mois et les 1/3 ont succombé. On sait aujourd'hui que "la puissance totale des éléments rejetés dans l'air représentaient au minimum 10 bombes atomiques lancées sur Hiroshima en 1945".
Quand on interroge ce liquidateur sur ses sentiments en apprenant la catastrophe de Fukushima, il dit s'être senti très mal et très inquiet car si cela arrivait au Japon, cela pouvait arriver en Europe. Il évoque le manque de protection face aux radiations quand il a été envoyé sur le site. Il en résulte pour lui des problèmes de santé et doit passer des examens tous les ans mais il se veut optimiste. Toutefois, il reconnaît que cette catastrophe constitue un des évènements les plus importants et les plus graves de sa vie qui l'a longtemps hanté mais qu'il semble sublimer par ce travail artistique autour des affiches.
Quand il était à Tchernobyl, il avait obtenu l'autorisation exceptionnelle des services secrets, réfugiés dans les sous-sols où le risque de contamination était moindre, de faire des photos, pourtant interdites, mais il devait en rendre compte régulièrement. Aujourd'hui, il dit regretter de ne pas en avoir pris davantage mais en regardant précisément celles qu'il a prises, il observe des détails qu'il n'avait pas remarqués alors, explique-t-il, après la soirée.
Quant à la zone, si elle est entourée de 300 kms de barbelés, elle est censée ne plus compter d'habitants. Pourtant, des personnes continuent d'y vivre et des trafics de matériaux contaminés se poursuivent. On sait que les barrières ne sont guère étanches en Russie, a fait remarquer la traductrice, Mika. Le confinement de la centrale, composé de 4 réacteurs et d'un 5ème qui était alors en construction, n'est toujours pas achevé. Vinci est l'une des entreprises chargées de ce travail.
Suite à une question concernant l'exposition des populations au risque de contamination qu'avait permis le gouvernement soviétique de l'époque, Oleg Veklenko a expliqué que la philosophie générale de l'Etat était de faire peu de cas des individus tout en ignorant les réelles conséquences d'un tel évènement. Au Japon, l'expérience de Tchernobyl a incité les populations à partir mais la différence avec la catastrophe ukrainienne est que l'incendie n'est pas terminé et le combustible utilisé dans la centrale, le Mox, uniquement produit par l'entreprise française Areva, est plus dangereux que celui de la 1ère génération.
Vassili Nesterenko, un scientifique modèle du régime soviétique, a été évoqué. Il était devenu, grâce à son haut niveau de technicité, directeur de l'Institut de l'énergie nucléaire de l'Académie des sciences de Biélorussie et coordonnait un projet de mini réacteur nucléaire. Fort de ses connaissances approfondies, il a réalisé bien vite l'ampleur de l'accident et a contacté le Kremlin pour inciter à l'évacuation, inventant les systèmes d'évacuation qui n'existaient pas alors. Il n'en a pas pour autant été récompensé, perdant poste et titres qui faisaient auparavant de lui un apparatchik du régime.
En France, les travailleurs du nucléaire travaillent souvent pour des sous-traitants, en CDD, sans l'objet d'un sujet de leur santé. Ils seraient 50 000.
La fin du débat s'est centrée sur l'origine des catastrophes. A Fukushima, Bruno Boussagol a rappelé que ce n'était pas le tsunami qui avait provoqué l'accident puisqu'il avait déjà eu lieu avant son arrivée. Le tremblement de terre aurait été davantage en cause, même si le Japon était pourtant largement préparé à ce type de catastrophe naturelle. Quant à l'accident de Tchernobyl, Oleg Veklenko a entendu toutes les versions. Il pense plutôt à un défaut d'ingénierie, une vétusté de la centrale ou à une commande de tests dans la centrale qui devaient être faits avant un jour férié (9 mai) et qui a dû conduire à des gestes trop précipités. Seulement, aujourd'hui, plus de 3,5 millions de personnes vivent toujours dans des zones encore contaminées.
Toute l'actualité de la compagnie et des évènements liés à l'appel du 26 avril est à retrouver sur : http://www.brut-de-beton.net/
Texte et photos : Laura Sansot
photo extraite de : http://cfmradio.fr/podcast/nathalie-vannereau/
Cette compagnie, dirigée par Bruno Boussagol, metteur en scène et scénographe, a succédé en 1989 à la compagnie Le Milieu du monde qu'il avait créée en 1979. Elle se définit comme "une structure de réflexion, de proposition et de réalisation d'actes artistiques n'ignorant pas le malaise dans la civilisation". Ses "auteurs, comédiens, musiciens techniciens (...) éprouvent l'art contemporain dans ses enjeux sociaux, politiques et économiques. Ils sont pour la plupart engagés dans des luttes d'émancipation". La compagnie considère que "l'artiste est engagé dans son acte artistique". Elle "travaille la "part maudite" que toute démocratie produit".
La question du nucléaire en fait largement partie et depuis 1999, Bruno Boussagol y travaille, notamment à travers le spectacle "La prière de Tchernobyl" joué en France et à l'étranger, en particulier en Biélorussie, sur les terres contaminées. En 2004, c'est "Tchernobyl Now" qui est créé. En 2006, il propose "La diagonale de Tchernobyl" pour les 20 ans du début de la catastrophe. La troupe est restée un mois sur place pour participer aux commémorations et à la vie des habitants. En 2007, c'est au tour du "Petit Musée de la catastrophe" de donner lieu à des représentations. Pour les journées d'études de "Sortir du nucléaire", en 2012, la compagnie "invente" "L'impossible procès" qui a été joué à l'invitation du café de Léguillac de Cercles en 2014, comme l'a rappelé le metteur en scène en introduction. http://www.sortirdunucleaire.org/Spectacle-L-impossible-proces,28557
Enfin, du 11 au 15 mars 2015, elle a coordonné "Le bouleau, la vigne et le cerisier" : 4 spectacles, un film, un bal, plusieurs expositions et débats à la Maison de l'Arbre de Montreuil. http://la-parole-errante.org/index.php?art=216
"Elena ou la mémoire du futur" a été créé en juillet 2002 au Festival Off d'Avignon. Elena est l'héroïne du prologue de La Supplication-Tchernobyl, chroniques du monde après l'apocalypse, le livre de Svetlana Alexievitch paru en 1998 http://www.editions-jclattes.fr/svetlana-alexievitch-prix-nobel-de-litterature (à écouter Michel Polac, très ému, parlant de ce livre). Cette auteure et journaliste biélorusse a obtenu en 2015 le Prix Nobel de Littérature. Pendant 3 ans, elle est allée rencontrer des hommes et des femmes liés à la catastrophe. Le livre d'une rare intensité servie par une écriture magistrale est le fruit de leurs témoignages. La compagnie le définit comme "livre majeur du XXè siècle, livre bouleversant entre tous" et Bruno Boussagol est le premier à s'être emparé de ce texte en France. Au départ, une partie du prologue était inclus dans "La prière de Tchernobyl". Le metteur explique qu'il a voulu y consacrer un spectacle à part entière pour "restituer la totalité du texte sans risquer de déséquilibrer l'ensemble du spectacle initial".
Cette soirée associée à une projection-débat de photos commentées par un ancien liquidateur de Tchernobyl a eu lieu dans le cadre de l'appel du 26 avril que la compagnie a lancée car "elle travaille le tragique depuis 35 ans". Motivée par le sentiment que "nous glissons dans l'hiver nucléaire"et espérant que l'année 2016 soit une année de "prise de conscience populaire" face à "l'imminence d'une nouvelle catastrophe nucléaire civile et/ou militaire" la compagnie a donc lancé cet appel pour "favoriser l'insurrection des consciences contre l'avenir contaminé". Aussi, entre le 11 mars 2016, journée de commémoration de l'accident de Fukushima, et le 26 avril 2016, celle de Tchernobyl, Brut de Béton Production invite à multiplier les actions pour alerter l'opinion.
http://www.brut-de-beton.net/appel.php
Bruno Boussagol a donc expliqué ce soir-là à Léguillac de Cercles que la compagnie était sur les routes depuis une semaine pour proposer dans différents lieux de France cette soirée. A la manière des anciennes troupes de comédiens, elle se déplaçait de village en village, "quelque chose que l'on ne vit plus aujourd'hui", a-t-il regretté. Ainsi, comme ce soir-là, c'était pas moins de 300 évènements de ce type qui étaient programmés pendant ces 7 semaines. L'appel avait été traduit en 11 langues afin de globaliser la lutte anti-nucléaire. Celle-ci, a-t-il poursuivi, est vécue différemment dans les pays qui vivent la catastrophe et dans ceux où elle ne s'est pas encore produite. Le texte de Svetlana Alexiévitch l'a interpelé non seulement pour les histoires qu'il raconte mais aussi pour sa manière de raconter. "On s'est emparé de son écriture pour faire du théâtre, simplement avec 12 bougies et une comédienne".
Bruno Boussagol allumant les bougies, uniquement décor de la pièce
A l'heure où par exemple 80% des enfants biélorusses sont malades, où l'auteur de La Supplication est elle-même malade du fait des nombreux voyages dans la zone contaminée, le metteur en scène a souhaité rappeler que "statistiquement, il y aura d'autres accidents". Nous sommes donc dans l'attente, une des conditions de l'Humanité, selon cet admirateur de Beckett. Cependant, face à cela, il pense que nous pouvons aussi intervenir et ne pas rester sans rien faire : il ne compte pas sur les responsables politiques ou sur les journalistes souvent censurés pas leurs rédactions (sur les 15 journalistes présents à Tchernobyl pour leur représentation, seuls 2 ont pu voir leur production publiée) mais sur les citoyens qui peuvent prendre conscience par cette confrontation avec l'art. Il a fait allusion au film tourné par la comédienne, Nathalie Vannereau, qui a joué le spectacle en 2006 symboliquement à Tchernobyl, au pied du réacteur 4, sans public,
en hommage aux liquidateurs, avec les risques pour sa santé et celle des autres membres de la compagnie que l'on peut
imaginer. La rencontre d'une poussière de plutonium 239 est, en effet,
fatale. Elle a échangé à cette occasion avec deux habitants de Volodarka. En 2010, elle est revenue avec une caméra pour réaliser un film qui porte le nom de ce village classé en zone 4. Bruno Boussagnol a évoqué aussi le travail de Galia Ackerman, journaliste d'origine russe, installée depuis plus de 30 ans en France, traductrice de La supplication. Forte de cette activité qui l'a bouleversée et fait rencontrer des gens qui se battent contre le nucléaire, elle a visité les zones contaminées et rédigé des articles. Elle a été sollicitée pour être le commissaire d'une exposition organisée par le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone qui a eu lieu du 16 mai au 8 octobre 2006. La préparation, la collecte des données, des matériaux et les questions afférentes (comment exposer des objets contaminés?) l'ont aussi amenée à publier un livre en mars 2006 , Tchernobyl, retour sur un désastre.http://abonnes.lemonde.fr/europe/chat/2006/04/05/tchernobyl-vu-du-cote-russe_758506_3214.html
Après ces éléments de compréhension, la représentation pouvait débuter. Nathalie Vannereau, seule en scène, endossait le personnage d'Elena, une jeune mariée, dont le mari avait été envoyé avec d'autres comme sapeur-pompier pour arrêter la centrale en feu, suite à l'explosion du 4è réacteur. Cette femme présentée comme "banale" est entrée dans l'Histoire, confrontée à la plus grande catastrophe technologique de tous les temps. Ce personnage, Nathalie Vanneau, l'incarne depuis le moment où le metteur en scène a intégré ce monologue dans l'une de ses pièces. Elle avait 28 ans, raconte-t-elle interrogée après le spectacle, lorsqu'elle l'a interprétée la première fois. Elle l'a jouée enceinte et elle espère l'interpréter encore très vieille, dit-elle. Pour elle, il s'agit "plus qu'un spectacle", c'est un "acte poétique". Elle veut "mettre à l'épreuve du temps ce personnage de théâtre, le mener jusqu'au bout d'une vie d'acteur".
Nathalie Vannereau interpète Elena
La première phrase résumait tout le drame, faisait d'elle une héroïne de tragédie : "Je ne sais pas de quoi parler.... De la mort ou de l'amour? Ou c'est égal...". Le corps fluet de la comédienne venait incarner le sacrifice de cette femme, future mère d'un enfant qui ne survivrait pas, qui durant la longue agonie de son époux, soit 14 jours, avait été aux côtés de celui dont "ne savai[t] pas à quel point [elle] l'aimai[t]" et qui pourtant n'était plus qu'un être totalement radioactif. On sentait la comédienne totalement pénétrée par ce texte si fort que le décor quasiment nu, totalement épuré mettait d'autant plus en valeur. Il n'y avait finalement plus que la voix de cette femme, l'essence même du théâtre, pour toucher les spectateurs à travers l'interprétation bouleversante de Nathalie Vannereau. La force du texte venait d'une confrontation de l'horreur la plus absolue avec l'amour indestructible de cette femme, servie par une comédienne au sourire indéfectible, le visage uniquement éclairé par des bougies et tendu vers le souvenir de son Amour perdu qui semblait pourtant très vivant au-delà de la mort. Un grand moment de théâtre.Cette "mémoire du futur", à laquelle fait allusion ce titre, renvoie à "l'expérience exceptionnelle" des hommes et des femmes liés à cette catastrophe qui "leur font connaître des choses que nous ignorons ou que nous ne pouvons formuler que sous forme de question existentielle", mais que nous risquons de connaître un jour, écrit Bruno Boussagol.
C'est la raison pour laquelle cette représentation était accompagnée de l'intervention du 1er au 16 avril d'Oleg Veklenko, ancien officier de l'armée et liquidateur à Tchernobyl. En avril 1986, il était artiste et professeur d'arts industriels. Ce lieutenant a été mobilisé comme des milliers de réservistes par les forces armées de la défense chimique. Venu de Karkov, il y est resté 2 mois. Outre des croquis, il a alors pris des dizaines de photos. Son exposé les présentait ainsi que des tableaux de chiffres. On apprenait notamment que 8 millions de personnes avaient été irradiées, 116 000 personnes avaient été évacuées, 56 personnes étaient mortes immédiatement, 236 personnes avaient reçu de grosses doses de radiation. 600 000 liquidateurs sont intervenus, venus de toute l'URSS. 206 jours ont été nécessaires pour réaliser les sarcophages. La catastrophe est directement responsable de la mort de 200 000 personnes du cancer et du handicap de 10 000 personnes. La surface évacuée a été équivalente à celle du Luxembourg. Les premiers hommes arrivés sur place venaient d'Ukraine comme Oleg. Ils étaient le plus souvent jeunes (moins de 30 ou 40 ans) et n'étaient pas spécialisés dans ce type d'intervention. Ils répondaient aux ordres des scientifiques et des officiers. Ils étaient chargés de déposer sur le sol une colle liquide pour empêcher les poussières radioactives de monter, tout en se contaminant eux-mêmes. Les appareils devaient être recouverts de plastiques car on avait l'espoir à l'époque qu'ils seraient réutilisés. Les camions qui avaient circulé dans la centrale étaient nettoyés mais le liquide utilisé, comme s'il s'agissait de saleté, n'était guère utile. Les camions devenaient hautement radioactifs. Quant à l'eau radioactive, elle était jetée dans les forêts des alentours. Oleg raconte que, malgré les températures de plus en plus chaudes, l'été approchant, les travailleurs devaient porter des vêtements en résine et des masques qu'ils étaient tentés d'enlever quand ils faisaient une pause ou fumaient et qui n'étaient pas ceux de professionnels au départ. Ils sont arrivés plus tard, a-t-il témoigné. A l'époque, on ne mesurait pas les conséquences de la catastrophe et les jeunes hommes étaient plutôt contents d'apporter leur contribution. Les corps militaires étaient logés sous tente pendant 6 mois et les 1/3 ont succombé. On sait aujourd'hui que "la puissance totale des éléments rejetés dans l'air représentaient au minimum 10 bombes atomiques lancées sur Hiroshima en 1945".
Oleg Veklenko et sa traductrice
Suite à cette expérience, Oleg Veklenko s'est beaucoup interrogé sur la responsabilité morale de l'artiste devant de nouvelles catastrophes. Il a donc été décidé, suite à l'exposition de ses photos uniques en leur genre dans différentes galeries d'art d'Ukraine, d'organiser des expositions d'affiches à partir du 5è anniversaire du début de la catastrophe tous les 3 ans. Ainsi, a lieu à Kharkov depuis 1991 une triennale internationale d'affiches écologiques, de dessins et projets allant dans ce sens. Quelques-unes de ces affiches étaient présentées dans la salle des fêtes de Léguillac de Cercles.Quand on interroge ce liquidateur sur ses sentiments en apprenant la catastrophe de Fukushima, il dit s'être senti très mal et très inquiet car si cela arrivait au Japon, cela pouvait arriver en Europe. Il évoque le manque de protection face aux radiations quand il a été envoyé sur le site. Il en résulte pour lui des problèmes de santé et doit passer des examens tous les ans mais il se veut optimiste. Toutefois, il reconnaît que cette catastrophe constitue un des évènements les plus importants et les plus graves de sa vie qui l'a longtemps hanté mais qu'il semble sublimer par ce travail artistique autour des affiches.
Quand il était à Tchernobyl, il avait obtenu l'autorisation exceptionnelle des services secrets, réfugiés dans les sous-sols où le risque de contamination était moindre, de faire des photos, pourtant interdites, mais il devait en rendre compte régulièrement. Aujourd'hui, il dit regretter de ne pas en avoir pris davantage mais en regardant précisément celles qu'il a prises, il observe des détails qu'il n'avait pas remarqués alors, explique-t-il, après la soirée.
Quant à la zone, si elle est entourée de 300 kms de barbelés, elle est censée ne plus compter d'habitants. Pourtant, des personnes continuent d'y vivre et des trafics de matériaux contaminés se poursuivent. On sait que les barrières ne sont guère étanches en Russie, a fait remarquer la traductrice, Mika. Le confinement de la centrale, composé de 4 réacteurs et d'un 5ème qui était alors en construction, n'est toujours pas achevé. Vinci est l'une des entreprises chargées de ce travail.
Suite à une question concernant l'exposition des populations au risque de contamination qu'avait permis le gouvernement soviétique de l'époque, Oleg Veklenko a expliqué que la philosophie générale de l'Etat était de faire peu de cas des individus tout en ignorant les réelles conséquences d'un tel évènement. Au Japon, l'expérience de Tchernobyl a incité les populations à partir mais la différence avec la catastrophe ukrainienne est que l'incendie n'est pas terminé et le combustible utilisé dans la centrale, le Mox, uniquement produit par l'entreprise française Areva, est plus dangereux que celui de la 1ère génération.
Vassili Nesterenko, un scientifique modèle du régime soviétique, a été évoqué. Il était devenu, grâce à son haut niveau de technicité, directeur de l'Institut de l'énergie nucléaire de l'Académie des sciences de Biélorussie et coordonnait un projet de mini réacteur nucléaire. Fort de ses connaissances approfondies, il a réalisé bien vite l'ampleur de l'accident et a contacté le Kremlin pour inciter à l'évacuation, inventant les systèmes d'évacuation qui n'existaient pas alors. Il n'en a pas pour autant été récompensé, perdant poste et titres qui faisaient auparavant de lui un apparatchik du régime.
En France, les travailleurs du nucléaire travaillent souvent pour des sous-traitants, en CDD, sans l'objet d'un sujet de leur santé. Ils seraient 50 000.
La fin du débat s'est centrée sur l'origine des catastrophes. A Fukushima, Bruno Boussagol a rappelé que ce n'était pas le tsunami qui avait provoqué l'accident puisqu'il avait déjà eu lieu avant son arrivée. Le tremblement de terre aurait été davantage en cause, même si le Japon était pourtant largement préparé à ce type de catastrophe naturelle. Quant à l'accident de Tchernobyl, Oleg Veklenko a entendu toutes les versions. Il pense plutôt à un défaut d'ingénierie, une vétusté de la centrale ou à une commande de tests dans la centrale qui devaient être faits avant un jour férié (9 mai) et qui a dû conduire à des gestes trop précipités. Seulement, aujourd'hui, plus de 3,5 millions de personnes vivent toujours dans des zones encore contaminées.
Toute l'actualité de la compagnie et des évènements liés à l'appel du 26 avril est à retrouver sur : http://www.brut-de-beton.net/
Texte et photos : Laura Sansot
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