Le 7 janvier 2015, Bernard Maris dit
Oncle Bernard, était assassiné dans les locaux du journal Charlie Hebdo
dont il était un des rédacteurs. Le film "Oncle Bernard-l'anti-leçon
d'économie" sorti en France le 9 décembre 2015 est un hommage tant par
sa forme que par son contenu à l'économiste anti-conformiste.
Affiche du film française
photo extraite de : http://anti-lecon.com/photos.html
Le
comité Attac Périgueux-Nontron invitait à l'occasion de la projection
de ce film, le 5 février, un des membres des économistes atterrés,
Matthieu Montalban http://www.atterres.org/users/matthmontalban,
maître de conférences à l'université de Bordeaux, pour un groupe de
travail l'après-midi et une présentation du film et un débat le soir
autour du thème "Bernard Maris, un regard critique sur l'économie".
de gauche à droite : Roger Roche de Ciné-Cinéma, Joël Brély d'Attac et Matthieu Montalban des Economistes Atterrés.
L'auteur du film est un québécois, Richard Brouillette, né en 1970, aussi producteur de 6 longs-métrages, monteur et programmateur, "très actif dans le milieu du cinéma indépendant québécois, en prenant part à plusieurs actions politiques et en se dévouant à la cause de nombreux centres d'artistes auto-gérés" http://anti-lecon.com/bio.html comme celui qu'il a créé en 1993, La Casa obscura. Son premier film date de 1995, Trop c'est assez, autour de la figure du réalisateur Gilles Groulx. Il réalise ensuite Carpe Diem, puis en 2008 L'encerclement-la démocratie dans les rets du néo-libéralisme, visible sur le net https://www.youtube.com/watch?v=OgCTn7MM6uU, et en 2014 Prends garde à la douceur des choses. Il a reçu de nombreux prix pour ses films documentaires dont La Vague du meilleur documentaire au FICFA en 2015 pour son film sur Bernard Maris.
Celui-ci
a été tourné dans les locaux de Charlie Hebdo après la conférence de
rédaction hebdomadaire, le 8 mars 2000, comme matériau du film l'Encerclement sur lequel le réalisateur travaillait à l'époque. Or, après la tragédie du 7 janvier 2015, "l'âme calcinée", il a souhaité rendre hommage à ces " magnifiques irrévérencieux, et plus particulièrement à Oncle Bernard"
en projetant des rushes bruts de 2 tournages de mars 2000 : le bouclage
du n°404 et 4 bobines de l'entrevue avec Bernard Maris. Les
spectateurs privilégiés l'ont encouragé à "diffuser ces images à un plus large auditoire". Par respect pour les familles, celui sur le bouclage n'a pas été rendu public.
Le
parti-pris formel prolonge celui utilisé dans ses autres films
documentaires, en allant plus loin encore. Le réalisateur a choisi
d'utiliser un support argentique pour bénéficier de la qualité d'image,
d'une plus longue durée de conservation et "aiguillon[ner]" son travail
vers "plus de précision". L'entretien a duré 3 heures mais seulement 78
minutes ont été enregistrées, objet du film. Celui-ci a été tourné en
noir et blanc par souci de "sobriété, de façon à mettre au premier plan les idées". Le noir et blanc "se prête admirablement bien à cette envie de dépouillement de l'image" et confère "un caractère d'intemporalité qui sert bien le propos du film" car "le discours de Bernard Maris, tourné il y a plus de 15 ans, est toujours d'actualité". Le choix a été fait, en outre, de ne pas effectuer de montage et de
mettre à nu le processus de tournage : laisser le spectateur confronté
aux bruits ambiants, changements de bobines de 16 mm (chacune de 122 m
et 11 minutes 7 secondes), aux passages au noir, occasions d'écouter
les digressions drôles et joyeuses de l'économiste, de sentir sa
complicité avec l'équipe du film, d'observer son humanité mais aussi sa
générosité dans le temps et les explications accordés. Les "lubrifiants
visuels"ont donc été écartés pour éviter un film formaté qui serait
allé à l'encontre de l'esprit de l'économiste. Au contraire, il
s'est agi de laisser totalement libre la parole de Bernard Maris, "libre
en ses envolées comme en ses hésitations, tantôt faconde rigoureuse,
tantôt murmures en proie aux doutes, verve dénonciatrice tout autant que
mutines facéties". Les noirs entre deux bobines permettent aussi
aux spectateurs une récréation face à un discours, certes étonnant de
pédagogie et de simplicité, mais relativement dense où de multiples
sujets économiques sont abordés. Enfin, quand "l'écran vire] au
noir et que la voix de Bernard Maris se prolonge dans l'obscurité,
c'est une métaphore de ce film hommage lui-même car c'est comme
si la parole de Oncle Bernard lui-même survivait à sa mort", a constaté sa fille Gabrielle Maris-Victorin. http://anti-lecon.com/mot.html
RICHARD BROUILLETTE
Crédit photo : Aïda Maigre-Touchet
photo extraite de : http://anti-lecon.com/photos.html
Le réalisateur, avant de rencontrer Bernard Maris, était déjà fasciné par sa capacité à "renvers[er] les dogmes néoclassiques" de la sacro-sainte économie, à "dénoncer les limites de l'économie scolastique".
Avec son accent chantant du Sud Ouest, lui qui était né à Toulouse en
1946, d'un père ancien résistant et d'une mère marseillaise, il rendait
accessibles ces sujets à priori complexes en y ajoutant une bonne dose
humour, teintée d'érudition, lui qui était féru d'histoire et de
philosophie et auteur aussi de 3 romans, comme l'a rappelé Matthieu
Montalban en présentant le film. C'était un "touche à tout", ainsi passionné de psychanalyse, intérêt qui le démarquait fort de ses collègues et avait même écrit un livre sur le sujet : Capitalisme et pulsion de mort. Il disait à ses étudiants : "ne vous interdisez rien en matière de créativité et de recherche",
incitation à explorer toutes les alternatives. Très marqué par la
pensée de son maître, Keynes, il considérait que l'économie ne devait
pas dominer le monde, de même que les économistes ne devaient pas être
des experts écoutés des puissants mais plutôt des "gens modestes qui ne
devaient pas avoir la primauté dans le débat public". Il avait rédigé
deux tomes d'un Anti-manuel d'économie où il montrait notamment
que les théories économiques n'étaient valables que dans des conditions
particulières et n'avaient donc pas une portée universelle.
BERNARD MARIS
photo extraite de : http://anti-lecon.com/photos.html
Le
film est un condensé en un peu plus d'une heure de la pensée de Bernard
Maris. Après une présentation de ses activités professionnelles, d'un
oeil rieur comme si elles étaient en opposition avec ses convictions
profondes, il dénonce les relais de la pensée libérale (la plupart des
universitaires, tous les experts et les journalistes étant la "caisse de
résonance entre les deux"). Il montre que l'économie est basée sur
des concepts inquantifiables et faux comme la transparence : au
contraire, elle a besoin
d'opacité pour fonctionner au profit d'une minorité. La
confiance, autre concept majeur, place l'économie davantage du côté de
la
religion que de la science. Les batailles de chiffres, tels ceux du
chômage, évitent d'aborder les vrais problèmes quotidiens comme la
dégradation des conditions de travail. L'économie revêt les habits d'une
science pure, soi-disant neutre, présentant ce qui arrive comme une
évidence (il est normal qu'il faille faire pression sur les salaires, il
n'y ait pas d'inflation alors que cette situation crée une économie de
rentiers...) sans admettre qu'il s'agit d'une idéologie. Elle ignore à
la fois le temps (on raisonne en avenir certain, ce qui n'est pas
possible) et la monnaie. Cette économie se présente comme l'apanage des
experts pour mieux museler la contestation. Bernard Maris s'insurge
contre la théorie de la main invisible née dès 1776 qui est basée sur
des principes intenables : des hommes vivant de manière séparée,
autonome, dans un individualisme absolu, dotés d'une information
parfaite (informés de tout ce qui va se produire), évoluant dans un
monde sans incertitude, où il y aurait pas hasard. D'ailleurs, les plus
grands économistes libéraux l'ont admis, cette théorie ne fonctionne pas
: les antagonismes individuels ne créent pas l'équilibre du collectif. "Le
marché ne conduit pas à l'équilibre, n'est pas efficace. Si vous
laissez faire le marché, vous aurez la pire des solutions. Donc, la loi
de l'offre et de la demande, ça ne veut rien dire". Celui qui avance ces concepts est "soit un escroc, soit se voile les yeux, soit est un incompétent".
Il dénonce aussi la théorie ricardienne des avantages comparatifs qui
stipule que les pays qui se spécialisent dans la production dans
laquelle ils ont la plus grande productivité augmenteront leur richesse
nationale. Cela ne fonctionne pas car "le commerce international, ce
n'est pas de l'échange désintéressé qui fait que ce sont les gentils
indigènes qui commercent avec les gentils conquistadors. (...) C'est
d'abord le commerce international qui suit les militaires, qui suit la
prédation et ensuite il y a un phénomène de pacification vers
l'intérieur". Il s'inscrit en faux contre l'idée que les inégalités
créent de la richesse, contre le fait que la croissance soit une bonne
chose en montrant notamment tout ce que recouvre le PIB. Il rappelle
qu'environ la moitié des transactions des banques se font hors de tout
contrôle d'une autorité supérieure qui "font que les Etats ne sont plus
rien". Ces opérations hors bilan se font grâce à des produits dérivés
qui sont des contrats d'assurance, moyen de s'assurer sur des
fluctuations futures. C'est une économie où l'on entretient le risque
mais ces risques sont des épiphénomènes que l'on ne peut pas quantifier.
Ces contrats d'assurance qui coiffent l'économie normale créent une 2è
couche qui est encore plus risquée qui conduisent à se couvrir pour
couvrir les contrats d'assurance. On crée ainsi un économie spéculative
en entretenant le risque. Une des caractéristiques du capitalisme
contemporain est une économie où le risque financier est
systématiquement marchandisé. Autre de cheval de bataille de Bernard
Maris : les fonds de pension auxquels abondent les retraités américains,
estimant qu'il n'y aura pas assez d'actifs pour payer les retraites.
L'argent est géré par des gestionnaires de fonds, en fait des banques
d'affaire qui demandent aux entreprises de la rentabilité, du 15% net
sur le capital. Le salarié contribue ainsi à des licenciements pour
bénéficier de ces 15%, même s'ils n'en retirent que 5%. Il résume
l'économie financiarisée à un gâteau où le couteau qui le couperait
appartiendrait aux rentiers, aux créditeurs (ceux qui prêtent,
épargnent, font circuler l'argent, les propriétaires du capital) qui
feraient des part de plus en plus petites pour les autres. La
financiarisation de l'économie a donné le couteau au capital
financier et la faiblesse du travail lié au chômage a permis au capital
de couper le gâteau comme il le voulait. C'est le capitalisme, pas la
démocratie et il conclut : quelle fierté y a-t-il à annoncer des
bénéfices tout en licenciant?
Les spectateurs venus nombreux pouvaient poursuivre la réflexion en allant sur les sites des économistes atterrés http://www.atterres.org/ et d'Attac24 http://local.attac.org/attac24/ et https://www.facebook.com/attac.perigueux.nontron/ .
MATTHIEU MONTALBAN
Suite
à la projection, un débat avait lieu dans la salle avec l'intervenant
Matthieu Montalban. Un premier spectateur a regretté qu'en dehors de
l'empathie que l'on pouvait avoir avec Bernard Maris, son exposé soit
une critique du système économique sans proposition concrète.
L'économiste animateur du débat estimait, de son côté, qu'il s'agissait
davantage d'une déconstruction du discours économique dominant que
venait confirmer une spectatrice vantant un pédagogue extraordinaire
doté d'un grand sens de l'humour et dont elle ne ratait aucun éditorial.
Une autre personne a incité l'auditoire à agir, à demander plus de
parts de gâteau puisque l'on obtenait que ce que l'on demandait. En
revanche, les puissants avaient intérêt à ce que les petits comme nous
se sentent impuissants. Plus tard dans le débat, une autre intervention
est allée dans ce sens, faisant reconnaître à l'économiste un vrai
blocage politique, la nécessité de sortir des voies institutionnelles et
la confusion entretenue par les dominants entre propositions
alternatives favorables au peuple et donc populaires avec des
propositions populistes. Le président de Ciné-Cinéma a invité les
spectateurs à la lecture du livre issu de la conférence donnée par Alain
Badiou à Aubervilliers. Le débat s'est ensuite axé davantage sur des
questions économiques. Il a été rappelé notamment par Matthieu Montalban
que l'euro avait été créé pour éliminer les problèmes de taux de change,
les spéculations sur la monnaie. Contrairement aux idées reçues, celle-ci est arrivée dans les sociétés humaines avant le troc. Elle "visait au départ, non pas à faire des échanges marchands, mais à
compter/symboliser et "rembourser" des dettes de sang ou de mariage". On la désigne parfois comme une "monnaie sociale". "L'essentiel de la production dans les sociétés primitives" était "plutôt redistribué collectivement ou échangé sous forme de don-contre-don" qui est une "forme de réciprocité où l'échange de biens visait à maintenir le lien social et une façon de conquérir le prestige. La plupart des travaux anthropologiques montrent que ce troc, soit
n'existe pas dans les sociétés primitives, soit est restreint aux
échanges plus rares avec des communautés lointaines ou des objets très
précis. En fait, c'est un véritable mythe de nos sociétés marchandes de
croire que les sociétés "froides" étaient elles-mêmes marchandes (sous
forme de troc), et que nous serions "plus développés" parce que la
monnaie a ensuite remplacé le troc, puis le crédit se serait ensuite
développé à la suite de l'invention de la monnaie. C'est exactement le
contraire : la dette précède la monnaie qui précède elle-même le
marché. Le marché a été systématiquement restreint dans les sociétés
primitives, car il impliquait l'intérêt et la concurrence, ce qui risquait
de raviver toujours des querelles, des jalousies pouvant anéantir la
communauté". Concernant les monnaies
locales, Matthieu Montalban n'a pas manifesté d'opposition, constatant simplement que,
la Banque Centrale les autorisant, elles ne remettaient pas en cause le
système global, ne créaient pas d'alternative véritable et générale, les
impôts n'étant pas payés non plus en monnaies locales. Toutefois, elles
avaient le mérite de favoriser les liens sociaux. Il a été aussi
question de l'ordo-libéralisme, un courant de pensée né en Allemagne
dans les années 30, quintessence du néo-libéralisme, qui plaçait l'Etat
au coeur du libéralisme, à l'origine d'un cadre juridique permettant la
toute-puissance du marché, le Tafta venant mettre en pratique cette
théorie économique. Les partis se distinguaient désormais non plus sur
des questions économiques, pourtant au coeur du politique, mais
uniquement sur des questions sociales, comme l'a montré le débat autour
du mariage homosexuel. Matthieu Montalban a été sollicité pour donner
son avis sur la décroissance. Il n'y voyait pas d'inconvénient, incitant
à réduire les nombreuses consommations superflues que génère notre
société moderne. Il y était d'autant plus favorable que l'on constatait une
stagnation de la productivité. En revanche, il était partisan du
développement étant entendu comme moyen d'améliorer la qualité de vie
des populations. Enfin, il ne fallait pas croire les discours
prétendant réformer l'Union Européenne en remettant en question la libre
circulation des marchandises, celle-ci étant à l'origine du Traité de
Rome, traité fondateur de l'Europe.Les spectateurs venus nombreux pouvaient poursuivre la réflexion en allant sur les sites des économistes atterrés http://www.atterres.org/ et d'Attac24 http://local.attac.org/attac24/ et https://www.facebook.com/attac.perigueux.nontron/ .
Texte et photos (sauf mention contraire) : Laura Sansot
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