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19/01/2016

DISCUSSIONS AUTOUR DU FILM "ALPHABET" SUR LE THEME DE L'EDUCATION

Le 13 janvier, l'association Ciné-Cinéma programmait, dans le cadre des Rencontres découvertes des cinématographies de l'Europe du Nord, le film documentaire allemand Alphabet du réalisateur autrichien, Erwin Wagenhofer, sorti en octobre 2015 en France. Il s'agit du 3è volet d'une trilogie de "l'épuisement". Tandis que We feed the world s'intéressait à l'industrie agro-alimentaire et à ses dérives et que Let's make money dénonçait les travers de la finance mondialisée, le film présenté au Cap-Cinéma de Périgueux abordait l'état du système éducatif placé sous le joug du libéralisme et ses conséquences dévastatrices sur les sociétés alors que d'autres manières d'envisager d'éducation étaient possibles.

Le film est un plaidoyer de son auteur en faveur d'un énoncé simple : les systèmes éducatifs actuels basés sur la compétition formatent les individus au profit du système capitaliste alors que leur potentiel de naissance révèle leur formidable pouvoir d'imagination et de créativité. Le réalisateur va à la rencontre d'experts pour développer son argumentation, au premier rang desquels Sir Ken Robinson dont les propos lors d'une conférence inaugurent le film et le parcourent. Cet expert international en pédagogie et enseignement clame que l'imagination est une capacité propre à chacun mais que nous la détruisons chez nos enfants, sans qu'il s'agisse d'un choix délibéré.
Sir Ken Robinson
photo extraite de : http://ditchthattextbook.com/2013/09/12/sir-ken-robinsons-10-most-motivational-quotes/
Comme l'indique Yang Dongping, enseignant en pédagogie à l'Institut de technologie de Bejing, directeur de l'institution publique "l'enseignement au XXIè siècle", l'enfant peut être comparé à un cerf-volant qui serait retenu au sol par les parents et l'école. Cette capacité créatrice de l'enfant qui favorise l'autonomie et les capacités d'adaptation dans un monde changeant, est, en effet, particulièrement mise à mal dans le système éducatif chinois depuis que le pays est entré dans l'économie de marché : alors qu'il avait longtemps refusé la compétition, il en fait la valeur essentielle. Ainsi, les jeunes chinois sont ceux qui ont le plus long temps d'apprentissage, dorment le moins, vivent la plus grosse pression et sont les moins heureux. L'image muette d'un jeune garçon dans un bus s'endormant debout, après qu'on l'a vu répondre très concentré aux questions d'un enseignant dans un cours particulier, en dit long. Comme si cela ne suffisait pas, on le voit chez lui, aux côtés de sa mère très fière de sortir tous les diplômes de son jeune fils obtenu dès le primaire et lui demandant d'arborer sa médaille des Olympiades de mathématiques. On le regarde s'exécuter sans un mot et visiblement mal à l'aise. Pression des parents sur les enfants qui misent beaucoup pour leur réussite mais qui fait que le suicide est la cause principale de décès chez les jeunes chinois. "Les enfants commencent à haïr l'école dès le CP". On donne même des devoirs dans les écoles maternelles. On dit que "les enfants ne doivent pas perdre dès la ligne de départ". L'éducation, et notamment les examens autour de laquelle elle est basée, est donc devenue un véritable enjeu économique en Chine si bien que 14 sociétés spécialisées dans la rattrapage et le soutien scolaire dans ce pays sont cotées en bourse aux Etats-Unis, depuis 2009. Dans ces conditions, les Chinois sont en tête des tests PISA (Programme International pour le Suivi des Acquis des Elèves), dont le coordinateur international, l'Allemand, Andreas Schleicher, statisticien et chercheur en sciences de l'éducation, se montre admiratif, avouant uniquement à demi-mot les contreparties négatives de ces résultats.
En Europe, le système éducatif est, selon Gérald Hüther, neurobiologiste allemand qui cherche à mettre en pratique les découvertes issues de la recherche sur le cerveau, marqué par des siècles de souffrance. Il pratique depuis le départ un "élagage" pour produire des individus fonctionnels, agissant comme des machines que l'on dresse à obéir. Ainsi, peu d'individus parviennent à développer une pensée divergente (donner plusieurs réponses à une question qui n'en appelle à priori qu'une seule), concept de Ken Robinson constatant que 98% des enfants de 3 à 5 ans en sont dotés, passant à 32% pour les 8-10 ans à 2% chez les 25 ans et plus. Le système éducatif moule les élèves à trouver LA bonne réponse, refusant d'exploiter leurs capacités d'imagination, de créativité et d'intuition. La compétition n'est pas adaptée à l'enfant.
Si Gérald Hüther considère que se former ne s'impose pas mais que l'on peut seulement inviter à le faire, André Stern semble avoir suivi ce chemin. Il est le fils d'Arno Stern, Allemand né en 1924 qui a fui son pays à l'arrivée d'Hitler, devenu apatride en France, qui s'est vu confié en 1946 la mission d'occuper 150 orphelins de guerre dans un foyer de la région parisienne. Sans formation particulière en pédagogie, il propose aux enfants de peindre. Il organise les conditions spécifiques en créant le Closlieu où les enfants viennent depuis des décennies s'exercer à ce jeu, grâce à la table à palettes et aux murs protecteurs. Le pédagogue, reconnu par l'UNESCO, devenu "le servant du jeu de peindre", métier qu'il a inventé, a conservé toutes les peintures réalisées utiles à ses recherches qui montrent que seul le jeu doit être pris au sérieux car il sollicite toutes les facultés, permet à l'enfant de vivre quelque chose de tout son être, se centrer sur lui-même. Une fois ces capacités acquises, "le reste vivra tout seul", dit-il. Il arrive à distinguer une peinture réalisée par un enfant qui n'a pas intégré la notion de jeu et répond aux attentes des adultes, se faisant théoricien. Sa conception de l'éducation est à mille lieux des programmes scolaires, pour lui, un concept d'adulte. Alors qu'il prône la spontanéité, encourage la liberté dans l'éducation, il constate l'attrait d'une société pour des individus frustrés, se jetant dans la consommation plutôt que cherchant à développer une volonté forte et à créer des choses par eux-mêmes. Le pire, selon lui, est de faire comprendre à l'enfant qu'il ne peut rien faire de lui-même.
http://www.arnostern.com/fr/index.html 
Arno Stern, son fils, André et son propre enfant
 photo extraite de : http://nienietak.pl/edukacja-bez-szkoly-arno-i-andre-stern/
Pourtant, des enfants moulés par le système éducatif peuvent s'insurger contre lui, comme cette excellente élève de Hambourg de 15 ans, Yakamoz Karakurt qui, en 2011, publiait sur un site Internet une lettre ouverte intitulée "Ma tête explose" où elle dénonçait  : "tout le monde sait que l'école, ce n'est pas la vie mais ma vie, c'est l'école" déplorant de ne pas avoir de temps libre, de distractions. L'économiste Thomas Sattelberger, DRH de Deutsche Telekom jusqu'en 2012, s'inquiète que l'on réduise la vie à l'économie où les modèles masculins dominent. Si le film évoque ensuite les difficultés d'un intérimaire, il s'achève par le portrait de deux hommes qui ont bénéficié de pédagogies innovantes. Le fils d'Arno Stern, André Stern, n'est pas allé à l'école mais la curiosité lui a permis d'apprendre par lui-même, tout en bénéficiant d'un environnement favorable. On a évoqué le travail de son père. Sa mère estime, quant à elle, que l'enfant naît deux fois : quand il sort du ventre de sa mère et quand son environnement le fait naître (une seconde fois). Pour André Stern, journaliste, écrivain, luthier, compositeur, musicien, ce qui est admirable, ce n'est pas tant qu'il ne soit pas allé à l'école mais que ses parents lui ait donné cette occasion. Enfin, Pablo Pineda Ferrer est le premier européen atteint du syndrome de Down à avoir obtenu un diplôme universitaire. Soutenu par un professeur d'université, Miguel Lopez Melero, il a pu poursuivre des études et devenir enseignant. Il a même participé à un film Yo tambien dans lequel il joue sa propre histoire. Sa prestation a été récompensée par une coquille d'argent du meilleur acteur au festival de San Sebastian. Il insiste sur la nécessité de se libérer de la peur et encourage une pédagogie par l'amour.
Pablo Pineda Ferrer
photo extraite de : http://www.sansebastianfestival.com/in/pelicula.php?ano=2009&codigo=570320
Le film s'achève par l'évocation d'un épisode de pluie inhabituel dans la Vallée de la mort aux Etats-Unis qui a fait refleurir le lieu, symbole de ce que peut donner l'éducation quand elle prend en compte l'humain et non la compétition.
Si le documentaire mérite l'attention par les découvertes de personnalités hors du commun qu'il permet, il semble être construit au profit d'une démonstration, laissant le spectateur dans une certaine passivité, attitude qu'il entend pourtant dénoncer. Inquiété dans les premières minutes par le modèle terrifiant de l'école chinoise, il est plus à même de prendre pour argent comptant ce qui est dit, plutôt qu'à interroger la complexité. Car, il se dégage presqu'un certain manichéisme entre des pédagogies alternatives et l'école conventionnelle qui ne semblerait définitivement pas en mesure de développer autre chose que l'esprit de compétition. On verra que le débat a apporté en cela quelques légitimes nuances. Quant à la forme, elle est peu originale marquée par une suite d'interviews aboutissant à la présentation, face à un laissé pour compte de l'école, de deux individus choisis pour prouver la pertinence du discours, même si l'humour du pédagogue espagnol donne une légèreté au film qu'il n'avait pas vraiment atteint jusqu'alors.

Pour échanger avec la salle, Ciné-Cinéma avait choisi d'inviter deux membres de l'OCCE (Office Central de la Coopération à l'Ecole) de Périgueux, Jean-Michel Cherbero, trésorier adjoint, ancien enseignant à la retraite et sa fille Marie Cherbero, vice-présidente, directrice de l'école André Boissière, et une représentante de l'AGEEM (Association Générale des Enseignants des Ecoles et classes Maternelles publiques), Nathalie Nevers-Buguet, enseignante à l'école des Mondoux.
Jean-Michel et Marie Cherbero 
L'OCCE est un mouvement pédagogique à structure associative nationale, créé en 1928, qui valorise, au sein des écoles et des établissements, la coopération. Une convention lie donc la fédération nationale et l'Education Nationale (EN). Devenu une fédération en 1988, il comprend 102 associations départementales, comme l'a rappelé l'animateur de Dordogne, Samuel Rossi. Pour des raisons budgétaires, il y a de moins en moins d'enseignants mis à disposition par l'EN afin de travailler pour l'OCCE. 4,9 millions d'enfants et d'adultes y adhérent. Il réunit 51 000 coopératives scolaires. Une coopérative scolaire est "un regroupement d'adultes et d'élèves qui décident de mettre en oeuvre un projet éducatif s'appuyant sur la pratique de la vie associative et de la coopération". 
En Dordogne, le projet est axé sur les arts de la scène et notamment son festival, le "Téatroloupio" qui existe depuis 15 ans : 25 à 40 classes y participent chaque année. Elles présentent dans un vrai lieu culturel, en fin d'année scolaire, un spectacle qu'elles auront préparé pendant plusieurs mois, accompagnées d'un artiste, et vont à la découverte des spectacles des autres classes.
https://sites.google.com/site/teatroloupio10/home
 Samuel Rossi 
L'AGEEM est une association créée en 1921 qui rassemble des sections le plus souvent départementales. Elle s'intéresse aux "questions d'ordre pédagogique en vue du progrès et du perfectionnement de l'éducation dans les écoles maternelles publiques", elle défend et promeut les "droits et intérêts généraux des enfants" dans ces écoles et "ceux de l'équipe éducative". http://ageem.fr/619.  Les liens entre enseignants de terrain et chercheurs sont donc encouragés.
 Nathalie Nevers-Buguet
Les 3 animateurs de la soirée ont proposé de lancer la discussion autour de la question : "quelles propositions pédagogiques en alternative à une école qui privilégie la performance au détriment de l'émancipation?".
S'ils n'ont pas pu voir le film avant la projection, ils ont pu donner leurs premières impressions. Marie Cherbero s'est dit peu convaincue par  les propositions du film, bien que partageant des idées de Pablo Pineda Ferrer. Elle a estimé qu'il s'agissait d'un positionnement très tranché. Si André Stern a pu apprendre sans aller à l'école, il a peut-être bénéficié d'un environnement très favorable. Nathalie Nevers-Buguet est allée dans le même sens : tous les enfants n'ont pas des livres chez eux. Toutefois, Marie Cherbero a considéré que la conception de la liberté évoquée par André Stern méritait d'être relevée : celle-ci s'apprend, se construit, suppose une discipline, des règles, comme celles qu'il s'est fixées : celles de s'astreindre à se lever à 6h le matin pour apprendre la guitare, à passer plusieurs heures quotidiennes pour apprendre une langue.  La jeune femme a aussi défendu l'école pour tous qui prend en compte la diversité qui permet aussi l'accès aux arts par le plus grand nombre et encourage la créativité. Le téatroloupio y contribue, en encourageant le travail avec les artistes et l'expression des enfants. 
Adhérant à ces idées, Jean-Michel Cherbero a abordé l'aspect politique. L'OCCE serait une résistante à l'uniformisation du système pédagogique que veut mettre en place l'Europe, par l'intermédiaire de l'OCDE, dont Andreas Schleicher est l'un des intervenants, et les technocrates de le Commission européenne. En effet, elle défend l'idée d'apprendre par, pour et avec les autres. On est dans un optique différente d'un rapport de l'OCDE de 2003 qui estimait, a rappelé Marie Cherbero, que l'éducation était un marché qu'il fallait exploiter. Les écoles n'ont pas encore le statut d'établissement, même si c'est un objectif de les transformer en EPEP (Etablissement Public d'Enseignement Primaire) en donnant un véritable statut d'emploi aux directeurs qui, en France, contrairement aux autres pays, ne gèrent pas de budget. Il peut y avoir un budget mais dans le cadre des coopératives scolaires que les écoles réalisent elles-mêmes. Ces coopératives sont un apprentissage de la solidarité et de la citoyenneté au sein de la classe. Les enfants apprennent à gérer un projet et un budget, ils choisissent des élus, sont amenés à prendre la parole, à prendre position, à décider.

Les spectateurs se sont aussi exprimés comme cette femme qui a rejoint le point de vue de Marie Cherbero : ce film ne présente pas des solutions mais doit être vu comme un ensemble de témoignages, des expériences personnelles dans des contextes précis qui ne sont d'ailleurs pas montrés. Ce sont des individus qui sont approchés et non des systèmes pédagogiques à l'oeuvre. Leurs expériences ne sont pas applicables à une masse. De même, l'évocation poétique de la fin du film suppose un éveil simultané des individus sous peine de créer de la concurrence et qui donne donc une vision uniforme. Une autre spectatrice s'est dite satisfaite de découvrir des associations travaillant au sein de l'EN et impulsant une autre vision des choses car son expérience et celle de ses enfants avaient été peu concluantes, considérant que la formation continue pouvait pallier les manques. Un éducateur à l'environnement (tel qu'il s'est présenté) a regretté que l'éducation fusse distribuée aujourd'hui sans amour et s'est demandé comment faire refleurir de la diversité dans l'EN. Nathalie Nevers-Buguet a expliqué qu'en maternelle, notamment, il n'y avait pas d'apprentissage sans échange relationnel. Toutefois, elle a reconnu que l'institution scolaire accordait une place croissante à l'évaluation. Ne faudrait-il pas davantage insister sur le fait de mettre en valeur les progrès de l'enfant plutôt que l'évaluer, au sens économique?  Pour JM Cherbero, les relations au sein d'une classe se sont dégradées sous l'effet d'enjeux politiques. L'enfant est élevé dans la consommation. Il a évoqué l'enjeu du numérique à l'école déjà très avancé dans certains pays (expérimentation aux Pays-Bas, Belgique, Allemagne) où l'enseignant devient un simple technicien des programmes informatiques sur lesquels travaillent les enfants. Il a évoqué la loi NOTRe qui a le projet d'instaurer une école par chef lieu de canton. Suite à une question sur l'attitude face à l' évolution de l'EN, la liberté pédagogique encore d'actualité a été évoquée et la possibilité de faire une pédagogie basée sur des projets et de la coopération. Il faut apprendre aux enfants à se réapproprier les outils, comme la manière dont fonctionne un ordinateur mais aussi une image, la manière dont se crée l'information. Le lien avec les parents est très important voire primordial. Comme l'a redit Nathalie Nevers-Brunet, si les parents ne sont pas impliqués, le lien pédagogique ne fonctionne pas. L'école maternelle favorise le lien avec les parents qui pénètrent dans la classe. Pour mettre en pratique les valeurs que défendent ces associations, comme le demandait une personne du public, celles-ci sollicitent les chercheurs, pallient le manque de formation initiale et continue dans l'EN en en proposant hors temps scolaire (vacances et week-end). Parmi les objectifs, il s'agit de s'interroger sur les savoirs, sur les différentes formes d'apprentissage et de former les enseignants à développer chez leurs élèves une pensée divergente plutôt qu'une pensée unique et convergente. Le salut n'est donc pas uniquement hors de l'école conventionnelle!

Texte et photos : Laura Sansot

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