Le 18 novembre,
l’association Ciné-Cinéma accueillait la réalisatrice Ana Dimitrescu et son
assistant Jonathan Boissay pour leur film « Même pas peur » qui
faisait étonnement écho à l’actualité, même si le choix du film avait été fait
avant la période d’été.
Le film est sorti le 7 octobre dernier dans un relatif anonymat, les grands médias ayant visiblement boudé le film, sauf Politis et Médiapart qui l’ont soutenu.
Cette soirée
débat intervenait aussi dans le cadre d’un projet citoyenneté, « CNAF
Ados » en partenariat la CAF. Il s’agissait d’encourager des jeunes à être
acteurs de projet. L’association leur propose d’organiser en salle de cinéma
des rencontres avec des professionnels de l’image en choisissant des films
parmi une pré-sélection, en prenant contact avec des professionnels et en animant
la soirée. Cette co-animation des soirées, dans le cadre de ce même projet, se
renouvellera en décembre 2015 et janvier 2016.
Après une
présentation par les 3 lycéennes de la réalisatrice franco-roumaine et du film
réalisé au lendemain de la grande manifestation du 11 janvier, Ana Dimitrescu était
invitée à prendre la parole. Elle a rappelé combien son film était plus que
jamais d’actualité. Il convenait de ne pas se laisser envahir par la peur bien
qu’elle ait vu pour la première fois, depuis le 13 janvier, des policiers dans
l’enceinte d’un cinéma. Ce qui la souciait le plus était la remarque d’un adolescent entendue incidemment : « elle
est chouette votre mitraillette ! ». Va-t-on élever nos enfants
dans un monde où les armes dominent et rassurent? Les lois sécuritaires
qui se mettent en place sont ineffaçables. Elles seront dirigées contre les
djihadistes mais pas seulement, contre toute personne jugée terroriste, terme dont
il faut se souvenir, a-t-elle rappelé, qu’il était utilisé contre les
communistes au temps du maccarthysme ou les résistants sous Vichy. Pourquoi pas
contre les lanceurs d’alerte, par exemple aujourd’hui, sachant que la décision
reviendra au Premier Ministre ? Derrière ces lois, l’enjeu de la liberté
d’expression et de la liberté en général est bien présent.
Le film était
donc lancé suite à cette présentation.
Comme l’a
rappelé la réalisatrice pendant le débat, la première partie du film faisait un
constat de la réalité suite aux attentats de janvier, la seconde interrogeait
les moyens d’y remédier. Grand reporter depuis 2008, photo-journaliste
indépendante passée à la réalisation pour Khaos,
les visages humains de la crise grecque, 1er long-métrage
documentaire sorti en 2012, Ana Dimitrescu s’intéresse aux sujets de société
quelque soit son mode d’expression.
photo extraite de : www.khaoslefilm.com/
« Son
travail est basé sur les état d’urgence qui nécessitent une réflexion de fond
et sur la durée ». http://www.memepaspeur-film.com/realisatrice.html La projection 5
jours après les attentats arrivait donc à point nommé.
Ce qui l’a
frappée au moment de ces évènements, c’est surtout la "cristallisation des peurs",
d’où le choix d’une expression enfantine pour intituler son film et montrer la
peur sous-jacente qui a émergé alors. Le film donne la parole à 20
personnes : des juristes, un conseiller municipal et un politologue, des
sociologues, des historiens, des urbanistes, des enseignants, le président de
l’Observatoire international des crises, un dessinateur, un musicien, une
humoriste, une analyste des médias, un photo-journaliste, une psychothérapeute,
un philosophe. Bref, une diversité des professionnels mais qui convergent vers
une même analyse. Les débats sont biaisés par un pouvoir qui les oriente pour
mieux se maintenir et servir les intérêts économiques de la France et des
multinationales. Or, l’identité nationale n’existe pas (Alain Touraine) ni de
prétendues racines chrétiennes de l’Europe (uniquement une histoire
chrétienne). Elle n’est mise en avant que pour masquer des rapports de
domination. L’Islam n’est pas en contradiction avec la laïcité. Cette dernière
est instrumentalisée pour ne pas aborder la vraie question des inégalités
sociales et de ses origines : la restructuration du capitalisme selon les
principes du néo-libéralisme. En écartant les vrais enjeux, le pouvoir crée une
société totalement fragmentée, favorise la haine de l’Autre et engendre des
communautés qui, se sentant délaissées, ont tendance au repli identitaire. Dans
le pire des cas, il entraîne chez ceux qui n’ont plus d’identité, souvent
passés par la case prison, véritable fabrique du djihadisme, un nihilisme
conduisant à des attentats sanglants. Il préfère « pointe[r] les fauteurs de trouble » et « met[tre] entre parenthèse, sous le boisseau
les fauteurs de troubles » (Jean-Pierre Garnier, sociologue et
urbaniste).
photo extraite de :
http://www.ldh-france.org/ldh-soutient-film-documentaire-meme-pas-peur-dana-dumitrescu/
Or, « si une République
veut être respectée, il faut qu’elle commence à être respectable » (Olivier
Le Cour Grandmaison, politologue). Il faut de toute urgence refaire venir vers
la société des individus tombés dans le nihilisme que l’on a abandonnés,
redonner du sens au politique, créer des
utopies, faire en sorte que les peuples ne soient pas gouvernés mais se
gouvernent. D’ailleurs, une part de la population est déjà en marche, en train
de créer une contre société qui se développe de plus en plus et pourrait bien
prendre le pas sur le monde actuel dominé par les multinationales. En
attendant, il faut être de véritables « pirates », s’organiser
collectivement, favoriser d’auto-gestion pour acquérir une vraie liberté et une
vraie égalité.
Après la
projection qui a été accueillie avec une chaleur toute relative, le Club de la
Presse a été invité à lancer le débat. Le ton a, semble-t-il, été donné : le journaliste a parlé d’un « film pesant, plein de parti pris »
et s’est interrogé sur la relation entre les attentats et le constat d’une
société où peu de perspectives semblent apparaître.
La réalisatrice a souligné
que le travail de réflexion autour de ces questions était ancien. Déjà, dans la
commission Stasi, commission de réflexion « sur
l'application du principe de laïcité dans la République » en 2003, les
problèmes d’aujourd’hui étaient soulevés. On focalise plus que jamais les
difficultés sur l’identité nationale. Face au journaliste qui a paru déceler dans le film un avenir sombre, Ana Dimitrescu a reconnu que les lois
promulguées sous le coup de l’émotion étaient liberticides alors que les
magistrats pouvaient apporter des solutions. C’est la stratégie du choc.
L’Etat d’urgence va modifier la Constitution. Or, il faudrait un rejet en masse
de cette évolution. Elle travaille d’ailleurs actuellement à la rédaction d’une
lettre ouverte. Les Etats-Unis eux-mêmes sont en train de revenir sur le
Patriot Act qui semble pourtant se profiler en France.
Face à un
spectateur étonné de ne pas avoir entendu la parole de citoyens, la
réalisatrice a estimé que ce n’était pas le propos, préférant mettre en avant
la parole de chercheurs, enseignants, magistrats. Si les votes se réduisent,
quand ils existent, ils apparaissent comme un chèque en blanc donné aux
politiques qui peuvent promettre une politique sociale et développer une
politique de droite voire d’extrême droite prête à distinguer bons et mauvais
Français. Comme une mère qui renierait ses enfants, les hommes politiques en
viennent à renier leurs propres concitoyens en leur enlevant la nationalité
française, montrant ainsi que la société renie les problèmes qu’elle engendre.
Ce contrôle croissant des citoyens conduit à assigner la fameuse fiche S à un
djihadiste comme à un militant de Notre-Dame des Landes. Ce changement est
extrêmement grave, estime-t-elle, mais il est possible de s’y opposer en
interpellant les élus en envoyant courriers, en utilisant twitter, en lançant
des rassemblements citoyens...Il convient de réagir face au constat d’une
déstructuration du système social, d’une crise du politique, de lendemains sans
garantie, de politiques d’austérité européennes qui remontent déjà en Europe
aux années Thatcher. Plus une société a peur, moins elle réfléchit. Moins la culture est présente, plus la peur de l’Autre grandit. Le journaliste
du Club de la Presse doutait que le retour aux Trente Glorieuses fusse possible.
L’Etat ne vivait-il pas au-dessus de ses moyens ? La réalisatrice a, fort
à propos, constaté que l’austérité ne touchait visiblement pas les élus, et s’est,
dans le même temps, demandé si la dette était aussi importante que cela, si le
travail confronté aux mutations technologiques ne devait pas être interrogé.
Elle a ajouté que l’Etat n’était pas non plus responsable de tout. Elle a
suggéré une transformation du politique : en finir avec les étiquettes en
faveur du rassemblement de forces partageant les mêmes idées. Elle a invité à
sortir d’une société d’analyse du risque, à créer du lien social comme ce qui
se produit dans le quartier du Panier à Marseille qui favorise une mixité des
populations, se bat contre une gentrification,
multiplie les occasions de rencontres entre les habitants et lutte contre la
peur de l’Autre. D’ailleurs, même Angela Merkel s’est refusé à parler de
guerre. Se poser la question de savoir pourquoi cette jeunesse en arrive à se
tuer, pourquoi ces jeunes sont issus de familles athées, c’est commencer un
début de réflexion. Pourquoi depuis le 7 janvier, il y a eu 5 fois plus
d’attentats ? Cela montre que les décisions politiques ne servent à rien.
Face à un
spectateur qui se demandait pourquoi la réalisatrice n’était pas allée
interviewer les familles des victimes des attentats plutôt que d’aller à la
rencontre d’une femme musulmane dont le mari avait été assassiné, elle a
rappelé qu’elle avait utilisé les images d’une TV marocaine et qu’elle n’avait
pas elle-même filmé les pleurs de cette femme. Cet évènement n’avait pas été
relayé par les télévisions françaises alors que l’homme avait été assassiné à
cause de sa religion. Il ne s’agissait pas d’entrer dans une compétition des
morts, les uns valant plus que les autres, déplorant que l’on puisse en arriver
là. Remplie d’émotion, elle a évoqué un homme relatant son expérience au
Bataclan le 13 novembre qui avait parlé d’une seconde naissance après avoir eu
une kalachnikov pointée sur lui : « je les ai regardés, j’ai vu qu’ils avaient compris que la vie est une
chose importante, sauf que c’était trop tard pour eux ». Pour elle, « c’est une leçon de vie et d’humanité ».
Elle a rapporté les propos de Nicolas Hénin (ex-otage de Daech de juin 2013 à
avril 2014) interpellant Hollande : « vous vous trompez, ce qu’ils veulent, c’est faire la guerre »
mais « vous n’aurez pas ma haine ». Il aurait dû être à la Belle Equipe mais à aucun moment, il
n’a eu une parole de haine. Ana Dimitrescu fait l’observation, toujours très
émue, suivante : ceux qui avaient perdu des êtres chers le 13 novembre
n’avaient pas la haine de ceux qui n’avaient perdu personne. « Ces gens-là étaient l’espérance ».
Quant aux personnes interrogées dans le film avec lesquelles elle a gardé des
liens, certains étant même devenus des amis, elle explique qu’aucune n’a
modifié son analyse. Il y a de l’espérance aussi chez une part de la population
qui était restée dans l’expectative après Charlie et qui commence aujourd’hui à
se mobiliser.
Elle évoque
aussi une scène dans laquelle Didier Heiderich, directeur de l’observatoire des
crises, disait sa peur que l’été 2015 fusse le dernier été où nous pourrions
nous asseoir sans crainte en terrasse. Elle avait coupé cette scène pensant que
le public ne serait pas prêt à l’entendre. Elle envisage de l’intégrer à
nouveau.
photo extraite de :
http://images.google.fr/imgres?imgurl=http://i.ytimg.com/vi/Exbm0ZdshE0/maxresdefault.jpg&imgrefurl=http://www.youtube.com/watch%3Fv%3DExbm0ZdshE0&h=1080&w=1920&tbnid=UUq8j_Pjh2iYTM:&docid=sxvvZb4NC-LokM&ei=_LVRVvXvKsn6UKjLvqgB&tbm=isch&iact=rc&uact=3&page=1&start=0&ndsp=20&ved=0ahUKEwj13Zz5hKTJAhVJPRQKHailDxUQrQMIRTAM
Certes, les
portes se sont ouvertes au moment des attentats récents mais l’union nationale
n’existe pas pour autant, ni au niveau politique ni au niveau des citoyens. La
réalisatrice préfère montrer que cela va mal plutôt que d’atténuer les choses.
Le pire qui puisse arriver est de se mentir à soi-même. Une femme dans la salle
a jugé le film très intellectuel et s’est inscrit en faux contre le discours
d’une société fragmentée. Elle s’est dit beaucoup plus optimiste en voyant l’ouverture
des appartements, la solidarité sur les réseaux sociaux au moment des attentats.
Ana Dimitrescu a expliqué sa position en arguant que l’état d’urgence allait
déboucher sur une guerre si les citoyens ne réagissaient pas. Malgré tout, elle
s’est réjouie de l’émergence d’une société parallèle qui constitue un véritable
renouveau abordé dans la fin de la 2è partie du film. Les mensonges des
politiques doivent amener à se mobiliser, à lutter contre les politiques
sécuritaires qui peuvent mettre en danger, par exemple, la liberté de la
presse.
Une divergence
de point de vue a semblé distinguer JM Hellio et l’intervenante au sujet du dernier
livre d’Emmanuel Todd, Qui est
Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse. Le programmateur de
Ciné-Cinéma a souligné, par ailleurs, le changement de paradigme qu’avait
représenté, selon lui, l’évolution des photos de profil de facebook couramment
utilisés passant après le 7 janvier de « je suis Charlie » au drapeau
français après le 13 novembre. La réalisatrice s’est davantage inquiétée du
recours à la Marseillaise. Selon elle, il faudrait moderniser ou pacifier ce chant qui peut représenter un héritage figé même si les termes « un
sang impur » représentaient à l’époque l’affirmation du pouvoir du peuple
face aux nobles (sang bleu), a fait remarquer un spectateur.
Pour Ana
Dimitrescu, les débats qui ont fleuri après les attentas autour des profils,
des petits mots comme « priez pour Paris » sont des « points de détail ». Les jugements
moraux sur les positionnements des uns et des autres concernant ces sujets
n’ont pas lieu d’être. Mieux vaut contester les lois sécuritaires.
La question de
l’impact de ces attentats dans le monde a ensuite été abordée : une femme
de l’auditoire a noté que le retentissement avait déjà été fort pour ceux de
janvier malgré d’autres ailleurs. Voyager permet de réaliser ce que représente
la France dans le monde comme étendard de liberté. Ce pays est vu comme un
modèle social dans les pays anglo-saxon. La réalisatrice a apporté des éléments
personnels : sa propre mère avait trouvé, après être devenue veuve, un
travail rapidement à 48 ans aux Etats-Unis, ce qui aurait été plus difficile en
France, mais la situation sociale était dure, elle-même ayant grandi en France.
En revanche, elle a modéré le propos d’une bonne image partout dans le monde
(hors aspect social) en faisant allusion à la Belgique et au Luxembourg, pays
où elle a présenté son film. Elle-même a vécu à l’étranger et ne serait pas
rentrée sans contrainte personnelle. Elle a évoqué aussi les pays où les
Français restent entre eux, cherchant peu à se mêler à la population. Elle
remarqué que la solidarité n’était pas toujours réciproque :
pourquoi n’avons-nous pas été solidaire du Liban récemment ? En revanche,
les rapports entre la France et la Grèce ont toujours été différents. La Grèce
a soutenu la France dès la Révolution de 1830, déclenchée pour revendiquer plus
de liberté d’expression
La réalisatrice
franco-roumaine a conclu la soirée en parlant de la Roumanie où vivent 24
communautés dont les Roms constitués de 14 ethnies sortis de l’esclavage
seulement en 1886. Pour elle, « plus
on valorise la différence, moins il y a de rapports de force ».
photo extraite de :
http://www.sudouest.fr/2015/11/18/perigueux-sarlat-un-documentaire-sur-l-apres-charlie-en-presence-de-sa-realisatrice-2188713-1980.php
Si l’intelligence,
c’est faire des liens, alors ce film, reliant des évènements que les média, aux
mains des multinationales, refusent volontairement de faire, va dans ce sens. Il
fait aussi œuvre politique au sens noble du terme quand il propose non pas des
réactions à chaud mais la réflexion sur l’actualité de penseurs, d’artistes qui
s’interrogent sur une situation dont les origines sont anciennes, faisant dire
à un intervenant : « l’histoire
de Charlie Hebdo illustre toute la dérive de la société française de 1968 à
2015 ». Celle-ci est indispensable pour réengager le dialogue et faire
en sorte que le pacte social retrouve de sa force. Ce qui est en jeu actuellement
et ce que le film semble montrer, c’est une France qui risque de ne plus faire
société au nom de sa sécurité. Les valeurs de « liberté, d’égalité et de
fraternité » sont en danger. Seule la liberté des capitaux au profit d’une
minorité risque d’y survivre.
Servi par un
montage serré qui donne un rythme et une image dont on sent la patte de la
photographe, le film paraît comme des plus salutaires dans le contexte des
attentats du 13 novembre et le matraquage médiatique qui l’accompagne.
Texte et photos : Laura Sansot
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire