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22/11/2015

SOIREE DEBAT A PERIGUEUX AUTOUR DU FILM "MEME PAS PEUR"

Le 18 novembre, l’association Ciné-Cinéma accueillait la réalisatrice Ana Dimitrescu et son assistant Jonathan Boissay pour leur film « Même pas peur » qui faisait étonnement écho à l’actualité, même si le choix du film avait été fait avant la période d’été. 

Le film est sorti le 7 octobre dernier dans un relatif anonymat, les grands médias ayant visiblement boudé le film, sauf Politis et Médiapart qui l’ont soutenu.
Cette soirée débat intervenait aussi dans le cadre d’un projet citoyenneté, « CNAF Ados » en partenariat la CAF. Il s’agissait d’encourager des jeunes à être acteurs de projet. L’association leur propose d’organiser en salle de cinéma des rencontres avec des professionnels de l’image en choisissant des films parmi une pré-sélection, en prenant contact avec des professionnels et en animant la soirée. Cette co-animation des soirées, dans le cadre de ce même projet, se renouvellera en décembre 2015 et janvier 2016.
Après une présentation par les 3 lycéennes de la réalisatrice franco-roumaine et du film réalisé au lendemain de la grande manifestation du 11 janvier, Ana Dimitrescu était invitée à prendre la parole. Elle a rappelé combien son film était plus que jamais d’actualité. Il convenait de ne pas se laisser envahir par la peur bien qu’elle ait vu pour la première fois, depuis le 13 janvier, des policiers dans l’enceinte d’un cinéma. Ce qui la souciait le plus était la remarque d’un adolescent entendue incidemment : « elle est chouette votre mitraillette ! ». Va-t-on élever nos enfants dans un monde où les armes dominent  et rassurent? Les lois sécuritaires qui se mettent en place sont ineffaçables. Elles seront dirigées contre les djihadistes mais pas seulement, contre toute personne jugée terroriste, terme dont il faut se souvenir, a-t-elle rappelé, qu’il était utilisé contre les communistes au temps du maccarthysme ou les résistants sous Vichy. Pourquoi pas contre les lanceurs d’alerte, par exemple aujourd’hui, sachant que la décision reviendra au Premier Ministre ? Derrière ces lois, l’enjeu de la liberté d’expression et de la liberté en général est bien présent.
 
Le film était donc lancé suite à cette présentation.
Comme l’a rappelé la réalisatrice pendant le débat, la première partie du film faisait un constat de la réalité suite aux attentats de janvier, la seconde interrogeait les moyens d’y remédier. Grand reporter depuis 2008, photo-journaliste indépendante passée à la réalisation pour Khaos, les visages humains de la crise grecque, 1er long-métrage documentaire sorti en 2012, Ana Dimitrescu s’intéresse aux sujets de société quelque soit son mode d’expression. 
 photo extraite de : www.khaoslefilm.com/
« Son travail est basé sur les état d’urgence qui nécessitent une réflexion de fond et sur la durée ». http://www.memepaspeur-film.com/realisatrice.html La projection 5 jours après les attentats arrivait donc à point nommé.
Ce qui l’a frappée au moment de ces évènements, c’est surtout la "cristallisation des peurs", d’où le choix d’une expression enfantine pour intituler son film et montrer la peur sous-jacente qui a émergé alors. Le film donne la parole à 20 personnes : des juristes, un conseiller municipal et un politologue, des sociologues, des historiens, des urbanistes, des enseignants, le président de l’Observatoire international des crises, un dessinateur, un musicien, une humoriste, une analyste des médias, un photo-journaliste, une psychothérapeute, un philosophe. Bref, une diversité des professionnels mais qui convergent vers une même analyse. Les débats sont biaisés par un pouvoir qui les oriente pour mieux se maintenir et servir les intérêts économiques de la France et des multinationales. Or, l’identité nationale n’existe pas (Alain Touraine) ni de prétendues racines chrétiennes de l’Europe (uniquement une histoire chrétienne). Elle n’est mise en avant que pour masquer des rapports de domination. L’Islam n’est pas en contradiction avec la laïcité. Cette dernière est instrumentalisée pour ne pas aborder la vraie question des inégalités sociales et de ses origines : la restructuration du capitalisme selon les principes du néo-libéralisme. En écartant les vrais enjeux, le pouvoir crée une société totalement fragmentée, favorise la haine de l’Autre et engendre des communautés qui, se sentant délaissées, ont tendance au repli identitaire. Dans le pire des cas, il entraîne chez ceux qui n’ont plus d’identité, souvent passés par la case prison, véritable fabrique du djihadisme, un nihilisme conduisant à des attentats sanglants. Il préfère « pointe[r] les fauteurs de trouble »  et « met[tre] entre parenthèse, sous le boisseau les fauteurs de troubles » (Jean-Pierre Garnier, sociologue et urbaniste). 
photo extraite de : 
 http://www.ldh-france.org/ldh-soutient-film-documentaire-meme-pas-peur-dana-dumitrescu/
Or, « si une République veut être respectée, il faut qu’elle commence à être respectable » (Olivier Le Cour Grandmaison, politologue). Il faut de toute urgence refaire venir vers la société des individus tombés dans le nihilisme que l’on a abandonnés, redonner du sens au politique,  créer des utopies, faire en sorte que les peuples ne soient pas gouvernés mais se gouvernent. D’ailleurs, une part de la population est déjà en marche, en train de créer une contre société qui se développe de plus en plus et pourrait bien prendre le pas sur le monde actuel dominé par les multinationales. En attendant, il faut être de véritables « pirates », s’organiser collectivement, favoriser d’auto-gestion pour acquérir une vraie liberté et une vraie égalité.

Après la projection qui a été accueillie avec une chaleur toute relative, le Club de la Presse a été invité à lancer le débat. Le ton a, semble-t-il, été donné : le  journaliste a parlé d’un « film pesant, plein de parti pris » et s’est interrogé sur la relation entre les attentats et le constat d’une société où peu de perspectives semblent apparaître. 
La réalisatrice a souligné que le travail de réflexion autour de ces questions était ancien. Déjà, dans la commission Stasi, commission de réflexion « sur l'application du principe de laïcité dans la République » en 2003, les problèmes d’aujourd’hui étaient soulevés. On focalise plus que jamais les difficultés sur l’identité nationale. Face au journaliste qui a paru déceler dans le film un avenir sombre, Ana Dimitrescu a reconnu que les lois promulguées sous le coup de l’émotion étaient liberticides alors que les magistrats pouvaient apporter des solutions. C’est la stratégie du choc. L’Etat d’urgence va modifier la Constitution. Or, il faudrait un rejet en masse de cette évolution. Elle travaille d’ailleurs actuellement à la rédaction d’une lettre ouverte. Les Etats-Unis eux-mêmes sont en train de revenir sur le Patriot Act qui semble pourtant se profiler en France.
Face à un spectateur étonné de ne pas avoir entendu la parole de citoyens, la réalisatrice a estimé que ce n’était pas le propos, préférant mettre en avant la parole de chercheurs, enseignants, magistrats. Si les votes se réduisent, quand ils existent, ils apparaissent comme un chèque en blanc donné aux politiques qui peuvent promettre une politique sociale et développer une politique de droite voire d’extrême droite prête à distinguer bons et mauvais Français. Comme une mère qui renierait ses enfants, les hommes politiques en viennent à renier leurs propres concitoyens en leur enlevant la nationalité française, montrant ainsi que la société renie les problèmes qu’elle engendre. Ce contrôle croissant des citoyens conduit à assigner la fameuse fiche S à un djihadiste comme à un militant de Notre-Dame des Landes. Ce changement est extrêmement grave, estime-t-elle, mais il est possible de s’y opposer en interpellant les élus en envoyant courriers, en utilisant twitter, en lançant des rassemblements citoyens...Il convient de réagir face au constat d’une déstructuration du système social, d’une crise du politique, de lendemains sans garantie, de politiques d’austérité européennes qui remontent déjà en Europe aux années Thatcher. Plus une société a peur, moins elle réfléchit. Moins la culture est présente, plus la peur de l’Autre grandit. Le journaliste du Club de la Presse doutait que le retour aux Trente Glorieuses fusse possible. L’Etat ne vivait-il pas au-dessus de ses moyens ? La réalisatrice a, fort à propos, constaté que l’austérité ne touchait visiblement pas les élus, et s’est, dans le même temps, demandé si la dette était aussi importante que cela, si le travail confronté aux mutations technologiques ne devait pas être interrogé. Elle a ajouté que l’Etat n’était pas non plus responsable de tout. Elle a suggéré une transformation du politique : en finir avec les étiquettes en faveur du rassemblement de forces partageant les mêmes idées. Elle a invité à sortir d’une société d’analyse du risque, à créer du lien social comme ce qui se produit dans le quartier du Panier à Marseille qui favorise une mixité des populations, se bat contre une gentrification, multiplie les occasions de rencontres entre les habitants et lutte contre la peur de l’Autre. D’ailleurs, même Angela Merkel s’est refusé à parler de guerre. Se poser la question de savoir pourquoi cette jeunesse en arrive à se tuer, pourquoi ces jeunes sont issus de familles athées, c’est commencer un début de réflexion. Pourquoi depuis le 7 janvier, il y a eu 5 fois plus d’attentats ? Cela montre que les décisions politiques ne servent à rien.
Face à un spectateur qui se demandait pourquoi la réalisatrice n’était pas allée interviewer les familles des victimes des attentats plutôt que d’aller à la rencontre d’une femme musulmane dont le mari avait été assassiné, elle a rappelé qu’elle avait utilisé les images d’une TV marocaine et qu’elle n’avait pas elle-même filmé les pleurs de cette femme. Cet évènement n’avait pas été relayé par les télévisions françaises alors que l’homme avait été assassiné à cause de sa religion. Il ne s’agissait pas d’entrer dans une compétition des morts, les uns valant plus que les autres, déplorant que l’on puisse en arriver là. Remplie d’émotion, elle a évoqué un homme relatant son expérience au Bataclan le 13 novembre qui avait parlé d’une seconde naissance après avoir eu une kalachnikov pointée sur lui : « je les ai regardés, j’ai vu qu’ils avaient compris que la vie est une chose importante, sauf que c’était trop tard pour eux ». Pour elle, « c’est une leçon de vie et d’humanité ». Elle a rapporté les propos de Nicolas Hénin (ex-otage de Daech de juin 2013 à avril 2014) interpellant Hollande : « vous vous trompez, ce qu’ils veulent, c’est faire la guerre » mais « vous n’aurez pas ma haine ». Il aurait dû être à la Belle Equipe mais à aucun moment, il n’a eu une parole de haine. Ana Dimitrescu fait l’observation, toujours très émue, suivante : ceux qui avaient perdu des êtres chers le 13 novembre n’avaient pas la haine de ceux qui n’avaient perdu personne. « Ces gens-là étaient l’espérance ». Quant aux personnes interrogées dans le film avec lesquelles elle a gardé des liens, certains étant même devenus des amis, elle explique qu’aucune n’a modifié son analyse. Il y a de l’espérance aussi chez une part de la population qui était restée dans l’expectative après Charlie et qui commence aujourd’hui à se mobiliser.
Elle évoque aussi une scène dans laquelle Didier Heiderich, directeur de l’observatoire des crises, disait sa peur que l’été 2015 fusse le dernier été où nous pourrions nous asseoir sans crainte en terrasse. Elle avait coupé cette scène pensant que le public ne serait pas prêt à l’entendre. Elle envisage de l’intégrer à nouveau.
photo extraite de : 
http://images.google.fr/imgres?imgurl=http://i.ytimg.com/vi/Exbm0ZdshE0/maxresdefault.jpg&imgrefurl=http://www.youtube.com/watch%3Fv%3DExbm0ZdshE0&h=1080&w=1920&tbnid=UUq8j_Pjh2iYTM:&docid=sxvvZb4NC-LokM&ei=_LVRVvXvKsn6UKjLvqgB&tbm=isch&iact=rc&uact=3&page=1&start=0&ndsp=20&ved=0ahUKEwj13Zz5hKTJAhVJPRQKHailDxUQrQMIRTAM
Certes, les portes se sont ouvertes au moment des attentats récents mais l’union nationale n’existe pas pour autant, ni au niveau politique ni au niveau des citoyens. La réalisatrice préfère montrer que cela va mal plutôt que d’atténuer les choses. Le pire qui puisse arriver est de se mentir à soi-même. Une femme dans la salle a jugé le film très intellectuel et s’est inscrit en faux contre le discours d’une société fragmentée. Elle s’est dit beaucoup plus optimiste en voyant l’ouverture des appartements, la solidarité sur les réseaux sociaux au moment des attentats. Ana Dimitrescu a expliqué sa position en arguant que l’état d’urgence allait déboucher sur une guerre si les citoyens ne réagissaient pas. Malgré tout, elle s’est réjouie de l’émergence d’une société parallèle qui constitue un véritable renouveau abordé dans la fin de la 2è partie du film. Les mensonges des politiques doivent amener à se mobiliser, à lutter contre les politiques sécuritaires qui peuvent mettre en danger, par exemple, la liberté de la presse.
Une divergence de point de vue a semblé distinguer JM Hellio et l’intervenante au sujet du dernier livre d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? Sociologie d’une crise religieuse. Le programmateur de Ciné-Cinéma a souligné, par ailleurs, le changement de paradigme qu’avait représenté, selon lui, l’évolution des photos de profil de facebook couramment utilisés passant  après le 7 janvier de « je suis Charlie » au drapeau français après le 13 novembre. La réalisatrice s’est davantage inquiétée du recours à la Marseillaise. Selon elle, il faudrait moderniser ou pacifier ce chant qui peut représenter un héritage figé même si les termes « un sang impur » représentaient à l’époque l’affirmation du pouvoir du peuple face aux nobles (sang bleu), a fait remarquer un spectateur.
Pour Ana Dimitrescu, les débats qui ont fleuri après les attentas autour des profils, des petits mots comme « priez pour Paris » sont des « points de détail ». Les jugements moraux sur les positionnements des uns et des autres concernant ces sujets n’ont pas lieu d’être. Mieux vaut contester les lois sécuritaires.
La question de l’impact de ces attentats dans le monde a ensuite été abordée : une femme de l’auditoire a noté que le retentissement avait déjà été fort pour ceux de janvier malgré d’autres ailleurs. Voyager permet de réaliser ce que représente la France dans le monde comme étendard de liberté. Ce pays est vu comme un modèle social dans les pays anglo-saxon. La réalisatrice a apporté des éléments personnels : sa propre mère avait trouvé, après être devenue veuve, un travail rapidement à 48 ans aux Etats-Unis, ce qui aurait été plus difficile en France, mais la situation sociale était dure, elle-même ayant grandi en France. En revanche, elle a modéré le propos d’une bonne image partout dans le monde (hors aspect social) en faisant allusion à la Belgique et au Luxembourg, pays où elle a présenté son film. Elle-même a vécu à l’étranger et ne serait pas rentrée sans contrainte personnelle. Elle a évoqué aussi les pays où les Français restent entre eux, cherchant peu à se mêler à la population. Elle remarqué que la solidarité n’était pas toujours réciproque : pourquoi n’avons-nous pas été solidaire du Liban récemment ? En revanche, les rapports entre la France et la Grèce ont toujours été différents. La Grèce a soutenu la France dès la Révolution de 1830, déclenchée pour revendiquer plus de liberté d’expression
La réalisatrice franco-roumaine a conclu la soirée en parlant de la Roumanie où vivent 24 communautés dont les Roms constitués de 14 ethnies sortis de l’esclavage seulement en 1886. Pour elle, « plus on valorise la différence, moins il y a de rapports de force ». 

  photo extraite de : 
http://www.sudouest.fr/2015/11/18/perigueux-sarlat-un-documentaire-sur-l-apres-charlie-en-presence-de-sa-realisatrice-2188713-1980.php

Si l’intelligence, c’est faire des liens, alors ce film, reliant des évènements que les média, aux mains des multinationales, refusent volontairement de faire, va dans ce sens. Il fait aussi œuvre politique au sens noble du terme quand il propose non pas des réactions à chaud mais la réflexion sur l’actualité de penseurs, d’artistes qui s’interrogent sur une situation dont les origines sont anciennes, faisant dire à un intervenant : « l’histoire de Charlie Hebdo illustre toute la dérive de la société française de 1968 à 2015 ». Celle-ci est indispensable pour réengager le dialogue et faire en sorte que le pacte social retrouve de sa force. Ce qui est en jeu actuellement et ce que le film semble montrer, c’est une France qui risque de ne plus faire société au nom de sa sécurité. Les valeurs de « liberté, d’égalité et de fraternité » sont en danger. Seule la liberté des capitaux au profit d’une minorité risque d’y survivre.
Servi par un montage serré qui donne un rythme et une image dont on sent la patte de la photographe, le film paraît comme des plus salutaires dans le contexte des attentats du 13 novembre et le matraquage médiatique qui l’accompagne.
Texte et photos : Laura Sansot

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