CAFE-REPAIRE AUTOUR DE L'AGRICULTURE CUBAINE

Le 26 juin, le Café lib' de Bourrou faisait appel au partenariat de Terre et humanisme http://terre-humanisme.org/, Croq' Nature http://www.croqnature.com/, la Maison de la semence et Agrobio Périgord http://www.agrobioperigord.fr/ pour organiser un café repaire autour de l'agriculture cubaine. Pour mieux approcher cette réalité, il sollicitait le témoignage de Dorian Félix et sa femme Yusélis qui s'installeront prochainement sur une ferme dans ce pays dont la jeune femme est originaire.

Pour introduire la soirée, Marc Altea a fait part de sa rencontre avec Cuba à l'occasion de l'organisation d'un séjour pour l'agence de voyages pour laquelle il travaille, Croq-Nature. Cette agence promeut les voyages équitables et solidaires et participe au financement du développement local.

 

Lorsqu'il a rejoint ce pays, il avait déjà entendu parler d'agro-écologie et est allé à la découverte de fermes travaillant dans cet esprit. Ce sont des lieux que les futurs touristes pourront découvrir et où ils pourront partager un peu le quotidien.

http://www.croqnature.com/cuba.htm

Pour contextualiser, Marc Altea a expliqué qu'après la chute de l'URSS, Cuba est entré dans une "période spéciale" marquée par la fin des exportations, la fin du ravitaillement en intrants. C'est l'époque où le blocus des Etats-Unis est renforcé. L'agriculture doit se réinventer et devient un véritable laboratoire. On en entend peu parler, les média restant très silencieux à ce sujet et notamment les média français. L'île de 11 millions d'habitants semble coupée du monde. Cependant, l'agro-écologie s'impose comme une nécessité qui permet au pays, non seulement de rattraper son retard, mais aussi de prendre 20 ans d'avance dans les pratiques agricoles. 

Dorian, ingénieur agronome, formé à Montpellier, a rencontré sa future épouse, Yusélis, en Bolivie où il travaillait. Pour la 1ère fois en 2008, il se rend en vacances avec elle à Cuba. Dans le cadre d'un VSI (Volontariat de Solidarité Internationale) sur le thème des échanges d'expériences entre paysans, d'août à décembre 2013, Terre et Humanisme le missionne "pour explorer le mouvement agroécologique cubain". De cette recherche, il produit un rapport disponible sur Internet.

http://www.youscribe.com/catalogue/presentations/autres/rapport-de-mission-cuba-2013-terre-et-humanisme-2477272

Son intervention a permis, diaporama à l'appui, de retracer l'histoire agricole de ce pays. Avant la révolution de 1959, l'agriculture cubaine était basée essentiellement sur l'exportation de productions comme celles de la canne à sucre et du café. Elle a engendré de très fortes inégalités, la petite paysannerie vivant dans des conditions de très grande pauvreté. La présence coloniale des Espagnols a finalement cédé le pas à celle des Américains qui ont prospéré grâce au travail des Cubains et dont la trace est visible encore dans les vestiges des anciens palais et maisons coloniales.

Avec la Révolution, les gros propriétaires partis, les terres passent à 70% aux mains de l'Etat et le reste est redistribué aux petits paysans. Le système agricole basé sur la monoculture se maintient majoritairement. Il dépend fortement du Grand Frère et des importations d'intrants chimiques. Dans les années 1970-80, leur niveau d'utilisation est équivalent à celui des Etats-Unis et de l'Europe. La révolution verte bat son plein. Le peuple vit bien. Il est bien nourri. Tout est fourni.

Toutefois, la "période spéciale" est l'occasion pour Cuba d'entrer dans le mouvement agroécologique. Les années 1990 sont marquées par la chute de la production agricole qui empêche d'alimenter les boutiques d'Etat. C'est la disette renforcée par le blocus américain. Le pays est au bord de la catastrophe mais alors que les fermes d'Etat s'effondrent, les petites propriétés s'en sortent. Dès les années 1980, une prise de conscience des méfaits de cette révolution verte se fait jour et des alternatives émergent. On se met à utiliser la traction animale, les cultures associées, à recourir à la diversification des cultures. On crée des écoles de bouviers. On développe l'agriculture urbaine biologique. A La Havane et alentours, cela représente 100 à 200 espaces. La petit paysannerie retrouve sa fierté. Elle produit 80% des aliments cultivés dans le pays pour la consommation locale.

Depuis la fin des années 1990 et surtout depuis 2008 et 2013, les terres non cultivées par l'Etat sont distribuées en usufruit à tous ceux qui ont font la demande. C'est le cas de Dorian et Yusélis qui ont postulé pour obtenir 29 hectares de terres dans la montagne cubaine (Tierra Maestra). En 2013, selon le rapport de Dorian, on considérait qu'il y avait environ 180 000 nouveaux usufruitiers de la terre, la moitié n'avaient pas été paysans avant et avaient moins de 35 ans. La condition paysanne y est assez enviable puisque les paysans gagnent souvent 2 fois plus qu'un médecin ou professeur d'université voire 5-6 fois plus. Cela a même engendré un phénomène d'exode urbain vers les campagnes.

Les autorités ont accompagné ce mouvement, encourageant la production de denrées alimentaires pour la consommation locale. Ainsi, il a mis en place le programme d'agriculture urbaine et suburbaine avec les organoponiques (parcelles maraîchères en zone urbaine sur des sols reconstitués à partir de compost, humus, lombrics et fumier). Des subventions ont été accordées pour reboiser en forêt naturelle ou cultivée, ce qui a contribué à un énorme travail de reboisement. 

Aujourd'hui, la paysannerie cubaine pratique majoritairement l'agroécologie. Elle est regroupée en coopératives. L'Association Nationale des Petits Agriculteurs (ANPA), liée à Via Campesina, regroupe l'ensemble des petits paysans cubains, soit 3500 coopératives et 400 000 associés.S'inspirant de la méthode du syndicat paysan sandiniste du Nicaragua de "campesino a campesino" (CAC), est créé à Cuba en 1997 le MACAC. La "méthodologie est basée sur l'innovation paysanne et la transmission horizontale des savoirs et savoir-faire". Elle rassemble environ 150 000 familles. C'est un mouvement qui a su tisser des liens avec des institutions nationales mais aussi avec l'étranger. En novembre 2015, auront lieu les prochaines rencontres internationales d'agroécologie. Il existe aussi des cercles d'intérêt qui rassemblent des groupes d'enfants de 4 à 10 ans qui volontairement y exercent des activités variées en dehors de l'école pour s'initier à différents métiers. Cela existe depuis longtemps, explique, Yusélis qui est née dans le pays : on travaille à la ferme, on fait de la menuiserie...

"La plupart des exploitations paysannes présentent des systèmes de production très diversifiée intégrant agriculture et élevage" afin de favoriser la souveraineté alimentaire. L'agriculture est familiale. On y pratique beaucoup l'agroforesterie, les pâturages associés, les cultures associées, le sylvo-pastoralisme. Etant peu motorisés, les Cubains pratiquent le circuit-court. Les coopératives, qui disposent de moyens de transport, commercialisent généralement la production et le surplus peut être vendu dans des points de vente mobile. On développe peu le système de jachère puisque l'on cultive toute l'année. Dorian a donné des exemples de cultures associées comme les manguiers et choux ou goyaviers, tomates et cannes fourragères. On constate une forte vulgarisation de la lombriculture alors que le compostage est moins courant. La traction animale basée sur les bovins est très employée. On a recours aux micro-organismes efficaces (EM) découverts au Japon dans les années 1980 et utilisés à Cuba depuis les années 2000. Les micro-organismes sont des bactéries, des levures des micro-champignons. Dorian a expliqué qu'ils étaient composés de 3 groupes : les mauvais (10%) qui sont des producteurs de pourriture, d'oxydants, ils sont cause de maladie, les bons (10%) qui sont constructifs et régénérateurs et produisent des anti-oxydants, les opportunistes (80%) qui suivent celui des deux groupes qui l'emportera (peut-être à l'image de la société humaine!). L'idée est donc de cultiver les micro-organismes positifs. Ils peuvent être cultivés de manière industrielle. On les trouve en vente sur Internet par exemple. A Cuba, les CREE (Centre de Reproduction d'Entomophages et d'Entomopathogènes) fabriquent des EM et les distribuent localement. Ils connaissent un grand succès.

Le public est revenu sur quelques points comme sécurité alimentaire et souveraineté alimentaire qui vont ensemble, selon Dorian. Même si Cuba n'est pas totalement autonome, d'après ce qu'il a pu observer, 100% des fruits et légumes sont produits localement. Malgré tout, il est difficile d'avoir des chiffres précis à Cuba. Les habitants consomment beaucoup de riz. La riziculture s'est beaucoup développée avec le programme "arroz popular". Ils sont autonomes à 60% dans cette production. Même s'ils en mangent peu, ils importent la viande, notamment la volaille. Du fait du blocus, Cuba se tait sur l'origine de ses fournisseurs. Quant aux habitudes alimentaires, elles ont changé suite à la période spéciale du fait des restrictions. Les Cubains avaient souvent tendance à manger la même chose : riz, haricot noir, cochon. Encore aujourd'hui, le lait est distribué gratuitement aux enfants jusqu'à 7 ans.

Une personne a demandé comment réagissait l'appareil d'Etat. Celui-ci a mis du temps à accepter, même si aujourd'hui, 50% des terres sont en usufruit. L'ANAP est le seul syndicat proche du parti. Il est une force de propositions. Ce sont les jeunes techniciens, ingénieurs qui ont initié les nouvelles techniques à Cuba, espérant que l'ancienne génération leur laisse bientôt la place. Finalement, le choix a été fait de donner la place aux petits paysans. Les universités font partie de leurs alliés et enseigne l'agro-écologie. Les étudiants vont passer des mois chez les paysans pour apprendre le vivre ensemble. Il s'agit d'une recherche participative faite en situation.

Le tourisme est très organisé à Cuba. Il n'est pas possible de dormir chez les paysans sauf dans les "casas particulares" pour lesquels les Cubains doivent payer des impôts élevés (l'équivalent d'un mois de salaire+10% de la somme reçue), même quand ils n'ont pas de client. Les touristes se concentrent surtout dans les clubs du Nord de l'île mais l'argent recueilli est redistribué dans le pays. Il existe un programme d'Etat sur l'agro-tourisme qui en est à un stade expérimental.

A Cuba, si l'appareil d'Etat est lourd, la société est très dynamique et il est beaucoup plus simple de s'installer comme paysan à Cuba qu'en France. Il n'y a pas besoin de diplôme. Un contrat local est passé. Il suffit de rencontrer les responsables de la terre et de passer devant une commission. C'est ce qu'a fait ce couple qui a visité une quinzaine de fermes. Actuellement, c'est 1 million d'hectares qui ont été distribués.

A la question de savoir comment l'on est passé du tracteur soviétique, de la révolution verte à l'agro-écologie, Yusélis répond que c'est la situation des années 1990 qui a fait réagir : "on n'avait presque rien, du riz, des haricots noirs. Il fallait faire quelque chose. Or, les paysans étaient ceux qui mangeaient le mieux. A l'école, on était obligé de travailler pour l'Etat dans des fermes, soit un mois de travail collectif à partir de l'âge de 12 ans. Le travail était dur mais on était content et après, on arrivait chez nous et on disait que l'on pouvait faire cela aussi. L'aide de l'Etat continue encore aujourd'hui : on a toujours du lait, des haricots, du riz, de la viande de boeuf, 1 fois par mois, du poulet, des oeufs". Elle conclut  avec émotion : "on n'a pas grand chose mais c'est bien".

On s'est interrogé ensuite sur la nécessité ou pas de devoir affronter des conditions très difficiles pour faire évoluer les pratiques agricoles en France. Pour un homme du public, les avancées dans le domaine agroécologique sont cantonnées dans les marges et selon lui, on ne pourra pas éviter l'épreuve de la catastrophe : l'échelle temporelle de l'agro-écologie n'est pas la même que celle des élus qui ne voient pas au-delà des échéances électorales. Un représentant d'Agrobio Périgord apporte une note d'espoir en précisant que les producteurs qu'il soutient sont passés de 60 à 600 en 20 ans. Il s'agit de développer les savoir-faire paysans, les pratiques culinaires, plus généralement l'éducation populaire.
Pour définir l'état d'esprit des Cubains, Dorian estime qu'ils sont partagés entre espoir et peur face à l'avenir mais la nouveauté est qu'ils peuvent davantage s'exprimer. Ainsi, certains souhaitent le développement de liens économiques avec les Etats-Unis. Face à un Obama qui envisage d'aller dans ce sens, Cuba a les capacités, avec 50 ans de lutte derrière lui, d'affronter le géant américain s'il tente de se montrer impérialiste.

Le public était ensuite invité à poursuivre la discussion autour d'un verre et quelques mets à partager.


Mise à  jour 17 octobre 2018 : aux dernières nouvelles, le couple de paysans n'exerce plus dans sa ferme.
Texte et photos : Laura Sansot