A
l'heure où l'on s'apprête à commémorer l'armistice, le CRAC de
Saint-Astier a inauguré, sur les trois jours du week-end du 4 au 6
novembre, la série de ses spectacles à domicile, "ça crac...chez moi!", avec une lecture de
lettres échangées entre Alphonse et Marguerite, deux jeunes gens marqués
par les évènements de la Grande Guerre. C'est Frédéric Chémery, le petit-fils de ce couple, et une comédienne,
Isabelle Gazonnois qui ont assuré la prestation.
Pendant des années, les 800 lettres de cette correspondance ont été pieusement gardées par Alphonse dans une pièce de sa maison de Laon, rue Châtelaine, dans laquelle ses enfants et petits-enfants n'avaient pas le droit de pénétrer. Ils les relisaient inlassablement, entretenant, dans le secret, la mémoire de sa femme, celle qu'il appelait "ma grande" disparue en 1929, à laquelle il a survécu 51 ans. C'est après sa mort en 1980, que ses enfants ont découvert ces lettres entreposées dans deux grands cartons. Il semble qu'"ils en ignoraient l'existence, décidant visiblement de les conserver sans les lire, par pudeur envers les sentiments de leurs parents", témoigne son petit-fils.
Plusieurs années se sont écoulées avant que celui-ci n'accède à cette correspondance conservée par l'une de ses tantes, médecin à Etaples dans le Pas-de-Calais, une acquisition tardive qui a empêché son premier lecteur d'en faire part au fils de Marguerite et Robert, Jean-Jacques décédé en 2006. On imagine l'émotion de Frédéric Chémery à la lecture de cet "amour épistolaire dans la tourmente de la grande guerre", titre qu'il a donné au recueil de ces lettres publié en 2014. Il écrit : "j'ai été ému par l'histoire d'Alphonse et de Marguerite, j'ai compati à leurs douleurs et à leurs frustrations, et même si j'en connaissais la fin, j'ai été habité par l'espoir que la guerre cesse enfin pour voir s'accomplir leur destin commun".
Instituteur à la retraite, il s'est passionné pour cette histoire dont il témoigne lors d'interventions bénévoles (car il se dit "un militant de l'éducation populaire") dans les établissements scolaires, dans les médiathèques, maisons de retraite. Il évoque le contexte historique et lit des lettres. Avec Isabelle Gazonnois qu'il connait depuis 35 ans et dont il partage le même hameau, il a choisi de mettre en scène cette lecture, encouragée par la bibliothèque de Périgueux. Lors de la commémoration du centenaire de la Première Guerre Mondiale, ayant eu connaissance de la prochaine publication du recueil, la bibliothèque a proposé de rendre ces textes vivants en les partageant avec les publics.
Avant d'entamer la lecture, Frédéric Chémery dont le physique fait un peu penser à celui du cinéaste Jean Renoir, lui-même très marqué par la Première Guerre, a l'habitude d'aborder la question de la correspondance militaire. On apprend notamment que cette époque de l'Histoire a été l'occasion d'un échange de lettres considérables. Près de 4 millions de lettres et 200 000 colis par jour ont été échangés pendant les moments les plus intenses comme les périodes de Noël, le chiffre tournant autour de 1,5 à 2 millions en temps normal pendant la guerre. Les lettres envoyées en franchise militaire et donc gratuitement ont été l'objet d'une censure générale et constante surtout à partir de la loi d'avril 1915. 180 000 lettres par semaine étaient relues par les vaguemestres auxquelles on devait présenter les courriers non cachetés. Des commissions de lecture circulaient sur le front. L'inquiétude, en effet, était grande que des fuites concernant les stratégies militaires aient lieu. Des grilles d'analyse évaluaient les courriers et un nombre excessif de croix dans ces grilles exposaient les auteurs des lettres à des sanctions. On peut imaginer aussi qu'une auto-censure existait. De même, il était interdit de confier son courrier à des permissionnaires en le faisant passer pour une correspondance civile. On pratiquait, en outre, le retard de courrier pour permettre les offensives dans un secret défense préservé. Toutefois ce dispositif, souligne Frédéric Chémery, n'a pas empêché les mutineries de 1917.
C'est
dans ce contexte qu'Alphonse et Marguerite se sont échangés une
correspondance. Alphonse Chémery est un fils de la campagne, né en 1887 à
Vienne-le-Château dans
la Marne. Sa famille déménage à Troyes quand il a 4-5 ans. Son père y
est contremaître. Alphonse entre à l'usine puis devient électricien.
Blessé en 1916, il est envoyé comme aide contrôleur de la main d'oeuvre
militaire dans le bassin de la Loire.
La jeune femme rencontre Robert Tailliez en janvier 1912. Cet homme est né à St Quentin qui a fait son service militaire avec Alphonse. C'est un fils de brasseur implanté dans les quartiers riches de la ville.
Il épouse Marguerite en juillet de leur année de rencontre. Un fils Jean-Jacques naît de leur union en 1913 mais Robert meurt d'une balle dans la tête aux confins des départements de la Meuse et de la Meurthe et Moselle le 11 octobre 1914 alors qu'il a que 26 ans. Sans nouvelle de son camarade du front, hospitalisé à Dinard, Alphonse envoie une lettre à son domicile et c'est sa veuve qui lui répond en lui annonçant la mort de son ami. De là commence à partir de décembre 1914 et jusqu'en février 1919, une correspondance croisée, fait rare dans la littérature épistolaire de cette époque, observe Frédéric Chémery.
Pour cette prestation dans le cadre du CRAC, les deux lecteurs ont remodelé leur spectacle et raccourci la période qui précède la rencontre en septembre 1917 et la déclaration des sentiments amoureux afin de rallonger le moment où cette expression s'exacerbe. Elle se concrétise par une alternance rapide et crescendo des dates des lettres simplement évoquées par une phrase qui dit un emballement des sentiments. Cette façon de mettre en scène la naissance des sentiments et leur révélation derrière une plume protectrice ne manque pas de faire sourire voire d'amuser le public, malgré le caractère presque sacré d'un tel moment dans la vie d'un être humain. On voit ainsi combien un décalage se crée nécessairement quand un échange épistolaire vient à être rendu public mais c'est aussi l'intérêt de la mise en scène de ces lettres que de le donner à comprendre. On est frappé par la qualité d'écriture des protagonistes, notamment celle d'Alphonse, pourtant titulaire d'un simple certificat d'études (il n'est allé à l'école que jusqu'à 12 ans!). La langue du jeune homme, aucunement retouchée par son petit-fils, traduit une pudeur, et une culpabilité aussi (il est très imprégné de religion catholique), à éprouver des sentiments pour la femme de son ami décédé. Cela lui donne une distinction qui le hisse au niveau social pourtant plus élevé de sa future épouse. D'ailleurs, lors de la lecture, les lecteurs jouent cette délicatesse des sentiments : Frédéric Chémery, endossant le rôle d'Alphonse, très sérieux dans sa diction, ne se laisse pas troubler par les quelques regards énamourés que lance Isabelle Gazonnois interprétant de son côté Marguerite.
On est aussi très touché par la chanson subversive de Craonne que cette dernière interprète entre les deux lettres échangées au moment des voeux de l'année 1916. Certes, Alphonse n'était pas un révolutionnaire et il ne l'a sûrement pas chantée mais une lettre d'octobre 1918 évoque les magasins de luxe et leurs produits "payés avec le sang des soldats". Doté d'une conscience de classe, il déclare : "je suis un fils du peuple et j'en suis fier".
Le couple, qui ne s'est revu qu'en mars et août 1918, à l'occasion des deux seules permissions qu'obtient Alphonse, achève sa correspondance l'avant-veille du mariage en février 1919. De leur amour naissent quatre enfants mais celui-ci ne dure guère car Marguerite meurt d'une mauvaise infection et de rhumatismes articulaires. "10 ans de bonheur seulement" déclare le petit-fils, un temps plus long toutefois que la relation de Marguerite et de Robert (à peine 3 ans).
Un temps d'échange avec le public a succédé à la lecture avant le partage de douceurs salées et sucrées et de boissons.
En effet, c'est ainsi que l'équipe du CRAC envisage ces spectacles à domicile. A la tête du CRAC, Agnès Garcenot, très impliquée dans le CLEA (Contrat Local d'Education Artistique) qui propose des projets en direction du jeune public, a souhaité avec son équipe maintenir des spectacles en direction des adultes. Faute de lieu depuis que la municipalité a décidé d'évincer l'association de la Fabrique, celle-ci a souhaité relancer l'idée initiée l'année dernière avec le spectacle chez l'habitant d'Alain Laugénie sur Aragon.
Des artistes, intermittents du spectacle et donc bénéficiant d'un cachet financé par le ticket d'entrée sur lequel le CRAC ne gagne rien, vont donc être accueillis tout au long de l'année à domicile, dans des lieux parfois insolites. La directrice est ravie de ce concept qui "bouscule les habitudes" invitant les hôtes à découvrir et à réaliser l'organisation d'un évènement culturel, tout en faisant appel à la solidarité des spectateurs qui peuvent apporter des mets à partager après le spectacle ou trouver des solutions quand les chaises viennent à manquer, comme ce fut le cas ce week-end. Les spectateurs eux-mêmes font la démarche d'aller chez des hôtes qu'ils ne connaissent pas. Un véritable échange a donc lieu, chacun faisant un pas et "une économie circulaire" peut se mettre en place, observe Agnès Garcenot. Cette nouvelle organisation, qui favorise les liens autour de la culture en milieu rural, mission essentielle du CRAC, illustre la capacité de l'association à rebondir malgré les entraves qu'elle a dû subir. Toutefois, ces propositions restent fragiles car elle dépendent totalement du nombre de spectateurs et de la bonne volonté de nouveaux hôtes, ce qu'Agnès Garcenot a suggéré lors de la présentation du spectacle.
Alphonse pendant son service en 1907
Alphonse en 1918 à St Etienne
Marguerite,
née en 1891, fille d'un riche grossiste, est élevée à Thiais dans un
milieu bourgeois très aisé. La famille vit dans un hôtel particulier et
possède des villas à La Baule.La jeune femme rencontre Robert Tailliez en janvier 1912. Cet homme est né à St Quentin qui a fait son service militaire avec Alphonse. C'est un fils de brasseur implanté dans les quartiers riches de la ville.
Il épouse Marguerite en juillet de leur année de rencontre. Un fils Jean-Jacques naît de leur union en 1913 mais Robert meurt d'une balle dans la tête aux confins des départements de la Meuse et de la Meurthe et Moselle le 11 octobre 1914 alors qu'il a que 26 ans. Sans nouvelle de son camarade du front, hospitalisé à Dinard, Alphonse envoie une lettre à son domicile et c'est sa veuve qui lui répond en lui annonçant la mort de son ami. De là commence à partir de décembre 1914 et jusqu'en février 1919, une correspondance croisée, fait rare dans la littérature épistolaire de cette époque, observe Frédéric Chémery.
Début de la première lettre datée du 9 décembre 1914 de Marguerite à Alphonse où elle lui apprend la mort de Robert.
La lettre est cernée de noir car elle est en deuil.
Si
les lettres évoquent peu l'enfer des tranchées car, à la faveur de ses
blessures, Alphonse quitte le front en mars 1916, elles éclairent sur les
mentalités de l'époque, les préoccupations du quotidien comme les
difficultés de ravitaillement, questionnent sur l'état de santé des uns
et des autres, abordent des questions politiques. Toutefois, la lecture
mise en scène se concentre sur la nouaison et le développement de la
relation amoureuse des deux protagonistes au centre de laquelle règne la
figure de Robert sans laquelle ces deux êtres n'auraient pu se
rencontrer. "Quand Robert est désigné dans la correspondance par un pronom, ce dernier porte une majuscule, comme quand ils désignent Dieu. Ainsi, Alphonse et Marguerite ont divinisé Robert. c'est Lui qui du ciel guide leur relation" explique Frédéric Chémery. La figure de ce disparu est prolongée par le personnage
de Coco, surnom que sa mère donne à Jean-Jacques : c'est lui qui va
donner prétexte à une première visite à Marguerite, qui va être un
premier trait d'union entre eux. La lecture parcourt une vingtaine de
lettres qui nous font voyager de Thiais où vit Marguerite à Dinard, au
camp de Mailly, St Etienne, Paris, Firminy pour Alphonse.Pour cette prestation dans le cadre du CRAC, les deux lecteurs ont remodelé leur spectacle et raccourci la période qui précède la rencontre en septembre 1917 et la déclaration des sentiments amoureux afin de rallonger le moment où cette expression s'exacerbe. Elle se concrétise par une alternance rapide et crescendo des dates des lettres simplement évoquées par une phrase qui dit un emballement des sentiments. Cette façon de mettre en scène la naissance des sentiments et leur révélation derrière une plume protectrice ne manque pas de faire sourire voire d'amuser le public, malgré le caractère presque sacré d'un tel moment dans la vie d'un être humain. On voit ainsi combien un décalage se crée nécessairement quand un échange épistolaire vient à être rendu public mais c'est aussi l'intérêt de la mise en scène de ces lettres que de le donner à comprendre. On est frappé par la qualité d'écriture des protagonistes, notamment celle d'Alphonse, pourtant titulaire d'un simple certificat d'études (il n'est allé à l'école que jusqu'à 12 ans!). La langue du jeune homme, aucunement retouchée par son petit-fils, traduit une pudeur, et une culpabilité aussi (il est très imprégné de religion catholique), à éprouver des sentiments pour la femme de son ami décédé. Cela lui donne une distinction qui le hisse au niveau social pourtant plus élevé de sa future épouse. D'ailleurs, lors de la lecture, les lecteurs jouent cette délicatesse des sentiments : Frédéric Chémery, endossant le rôle d'Alphonse, très sérieux dans sa diction, ne se laisse pas troubler par les quelques regards énamourés que lance Isabelle Gazonnois interprétant de son côté Marguerite.
On est aussi très touché par la chanson subversive de Craonne que cette dernière interprète entre les deux lettres échangées au moment des voeux de l'année 1916. Certes, Alphonse n'était pas un révolutionnaire et il ne l'a sûrement pas chantée mais une lettre d'octobre 1918 évoque les magasins de luxe et leurs produits "payés avec le sang des soldats". Doté d'une conscience de classe, il déclare : "je suis un fils du peuple et j'en suis fier".
Le couple, qui ne s'est revu qu'en mars et août 1918, à l'occasion des deux seules permissions qu'obtient Alphonse, achève sa correspondance l'avant-veille du mariage en février 1919. De leur amour naissent quatre enfants mais celui-ci ne dure guère car Marguerite meurt d'une mauvaise infection et de rhumatismes articulaires. "10 ans de bonheur seulement" déclare le petit-fils, un temps plus long toutefois que la relation de Marguerite et de Robert (à peine 3 ans).
Un temps d'échange avec le public a succédé à la lecture avant le partage de douceurs salées et sucrées et de boissons.
En effet, c'est ainsi que l'équipe du CRAC envisage ces spectacles à domicile. A la tête du CRAC, Agnès Garcenot, très impliquée dans le CLEA (Contrat Local d'Education Artistique) qui propose des projets en direction du jeune public, a souhaité avec son équipe maintenir des spectacles en direction des adultes. Faute de lieu depuis que la municipalité a décidé d'évincer l'association de la Fabrique, celle-ci a souhaité relancer l'idée initiée l'année dernière avec le spectacle chez l'habitant d'Alain Laugénie sur Aragon.
Des artistes, intermittents du spectacle et donc bénéficiant d'un cachet financé par le ticket d'entrée sur lequel le CRAC ne gagne rien, vont donc être accueillis tout au long de l'année à domicile, dans des lieux parfois insolites. La directrice est ravie de ce concept qui "bouscule les habitudes" invitant les hôtes à découvrir et à réaliser l'organisation d'un évènement culturel, tout en faisant appel à la solidarité des spectateurs qui peuvent apporter des mets à partager après le spectacle ou trouver des solutions quand les chaises viennent à manquer, comme ce fut le cas ce week-end. Les spectateurs eux-mêmes font la démarche d'aller chez des hôtes qu'ils ne connaissent pas. Un véritable échange a donc lieu, chacun faisant un pas et "une économie circulaire" peut se mettre en place, observe Agnès Garcenot. Cette nouvelle organisation, qui favorise les liens autour de la culture en milieu rural, mission essentielle du CRAC, illustre la capacité de l'association à rebondir malgré les entraves qu'elle a dû subir. Toutefois, ces propositions restent fragiles car elle dépendent totalement du nombre de spectateurs et de la bonne volonté de nouveaux hôtes, ce qu'Agnès Garcenot a suggéré lors de la présentation du spectacle.
Pour
soutenir cette implication en faveur d'une culture exigeante mais
accessible à tous, qui aurait été chère à Jean Vilar, chacun peut
réserver sa place voire proposer d'accueillir à domicile des artistes.
La programmation prévoit entre 1 à 3 évènements culturels par mois
jusqu'en avril avant que le CRAC ne s'investisse probablement dans un
nouvelle édition de La Vallée.
Le prochain spectacle sera celui de Daniel Chavaroche : "Hôtel des platanes" le dimanche 27 novembre à Manzac-sur-Vern.
Une page Facebook concernant Alphonse et Marguerite a été créée par Frédéric Chémery. Voici le lien :
Le prochain spectacle sera celui de Daniel Chavaroche : "Hôtel des platanes" le dimanche 27 novembre à Manzac-sur-Vern.
Une page Facebook concernant Alphonse et Marguerite a été créée par Frédéric Chémery. Voici le lien :
Mes
remerciements vont à Frédéric Chémery pour l'autorisation qu'il m'a
donnée d'utiliser les photos pour le blog et pour sa relecture attentive de l'article. Les autres photos avec
copyright sont de Laura Sansot comme le texte.
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