Le
25 janvier 2017, la Compagnie Rouletabille accueillait une jeune
photographe, Nadja Makhlouf, pour le vernissage de son exposition qui
devait se tenir à la Filature de l'Isle jusqu'au 17 février. Il a eu
lieu en prélude à Une semaine pour "pe(a)nser" qui allait accueillir aussi un
conférencier et des comédiens. Le 28 janvier, Olivier Le Cour
Grandmaison, historien, politologue qui a beaucoup travaillé sur la
colonisation notamment d'un point de vue juridique (il a rassemblé un
certain nombre de documents pour constituer un code de l'indigénat) et
enseigne à l'université d'Evry, comme l'a indiqué Françoise Marquer,
présidente de l'association, est intervenu en préambule et après le
spectacle "De Dunkerque à Tamanrasset" donné ce jour-là.
La Compagnie Rouletabille existe depuis 1993, créée à l'initiative de Claude Danielle Morlet,
aujourd'hui metteuse en scène et comédienne. Cette habitante du quartier
du Toulon, formée au théâtre sur le tard, souhaitait y développer des
ateliers en associant les habitants. Progressivement, même si la compagnie elle-même devait se contenter
d'un bureau itinérant prêté par le comité de quartier, les activités ont pris de l'ampleur, les ateliers se sont multipliés et la structure a participé au carnaval et à Mimos. Lorsque le projet de construction de la Filature
de l'Isle est né, la compagnie, bien implantée localement, a été
conviée à participer à son élaboration. Installée dans l'aile culturelle
en 2008, elle rencontrait à l'époque de grosses difficultés financières
mais une soirée de soutien à laquelle ont participé de nombreux
habitants du quartier et des amis artistes a permis de relancer la
structure. Celle-ci compte aujourd'hui trois personnels permanents (deux
à mi-temps et un à 80%, Adeline Stocklouser, responsable administrative
et chargée de communication depuis 2001) très impliqués pour rechercher
des subventions auprès d'organismes qui pourtant ne sont pas toujours
en accord avec sa démarche, note la fondatrice. En effet, dès le départ,
son désir profond était de permettre l'accès de la culture à tous en
créant du lien social, deux objectifs intrinsèquement liés. Or, cette
implication sociale fait qu'encore aujourd'hui les décideurs peinent à
lui donner une reconnaissance dans le domaine culturel, regrette Claude
Danielle Morlet.
Tout
au long de l'année, s'élabore un programme culturel. Des spectacles,
certes moins nombreux désormais du fait d'une baisse des subventions,
sont donnés par des intermittents invités ou par la compagnie théâtrale,
qui produit des créations environ tous les deux
ans. Des ateliers de théâtre pour enfants, adolescents et adultes sont
proposés ainsi que des ateliers d'expression, d'écriture mais aussi des
stages de travail sur la voix. Les liens avec des centres sociaux comme
celui du Gour de l'Arche, le comité de quartier, l'Université populaire
sont très forts. Un partenariat régulier a lieu avec des structures
comme la Protection Judiciaire de la Jeunesse, l'Association des
Paralysés de France. La compagnie accueille des services civiques, des
personnes chargées de faire des travaux d'intérêt général. Chaque
évènement culturel donne lieu à des moments d'échange lors d'ateliers
dont les productions sont exposées dans les locaux de la Filature, comme
cela a été le cas lors de cette semaine autour de la colonisation.
Si
un travail de création de spectacles est réalisé, il est complété par
une diffusion des oeuvres d'autres compagnies mais aussi par la
médiation des productions artistiques, volet auquel les membres de
l'association attachent autant d'importance. Ainsi, des représentations
d'étapes de création sont proposées depuis longtemps, initiées à une
époque où cela n'était pas encore à la mode, afin de donner à voir un
spectacle en gestation. Le travail avec les écoles du quartier est donc
dans cet esprit valorisé. Les locaux deviennent un lieu d'échange où les
habitants du quartier aiment à se retrouver et savent qu'ils seront
accueillis dans leur singularité. Forts de cette confiance, ils sont
amenés parfois à solliciter une aide pour remplir des documents
administratifs quand les travailleurs sociaux sont trop débordés.
Chaque participant aux ateliers a sa
place, quelque soit son origine et son statut, et trouve son chemin non pas vers la
performance mais vers l'émancipation, comme l'expliquent des membres de
la structure. On est donc au-delà du travail d'une simple compagnie de
théâtre. D'ailleurs, "à une époque où les individus ont tendance à se
refermer sur eux-mêmes de plus en plus", les propositions de rencontres
avec des artistes ou des intervenants extérieurs sont toujours honorées
par le public, preuve qu'il y a une vraie demande, constate Claude Danielle Morlet. En effet, le public, durant le vernissage, n'a pas hésité à dialoguer avec la photographe. En outre, à l'heure
où, poursuit-elle, l'écart se creuse entre les grandes et
petites salles, les grandes et petites compagnies, du fait de
subventions plutôt octroyées aux premières alors que les secondes font
"le vrai travail de terrain" auprès de publics variés, Rouletabille a
choisi de proposer toutes les activités gratuitement. Cet esprit de
partage est insufflé par l'exemple d'Ariane Mnouchkine auprès de
laquelle Claude Danielle Morlet a suivi des stages. Sans pour autant
vouloir calquer à la Compagnie Rouletabille le fonctionnement très collectif, très horizontal (tout
le monde est payé au même niveau et participe aux tâches quotidiennes)
du Théâtre du Soleil, elle s'en inspire
par le sens de l'accueil réservé aux artistes invités. Il s'agit ainsi
de partager les repas ensemble. La venue dans la structure doit être
l'occasion de réels échanges. Aujourd'hui, l'association rassemble une
cinquantaine d'adhérents sans compter les personnes morales et touche un
public d'environ 1600 personnes par an.
La photographe invitée le 25 janvier avait fait le déplacement spécialement depuis la capitale où elle réside pour venir présenter son travail déjà exposé à Paris, Apt, Jonches (France), en Tunisie, au Cameroun, à Katmandou mais aussi en Algérie dont sa famille est originaire. Une grande exposition a eu lieu au Musée Public National d'Art Moderne et Contemporain d'Alger (MAMA) en 2014 et a été un franc succès.
La photographe invitée le 25 janvier avait fait le déplacement spécialement depuis la capitale où elle réside pour venir présenter son travail déjà exposé à Paris, Apt, Jonches (France), en Tunisie, au Cameroun, à Katmandou mais aussi en Algérie dont sa famille est originaire. Une grande exposition a eu lieu au Musée Public National d'Art Moderne et Contemporain d'Alger (MAMA) en 2014 et a été un franc succès.
Nadja
Makhlouf face au public très féminin du vernissage (un seul homme
présent, membre de l'association) à l'extrême droite de l'image qui préfère être l'auteur de photos que d'en être le sujet!
Formée à l'image documentaire à l'université d'Aix-Marseille, Nadja Makhlouf
travaille dans le cinéma, l'audiovisuel et la photographie. Afin
d'exercer son art photographique, elle a parcouru plusieurs pays. Elle
évoque notamment son travail auprès de familles de pêcheurs au Sénégal
et des portraits d'enfants en Inde. En 2011, c'est un retour aux sources
qu'elle choisit d'entreprendre à travers une trilogie : "Algérie,
Algériennes". Le premier volet est consacré aux femmes kabyles dans
l'Algérie d'aujourd'hui : "Femmes fatales". Le deuxième volet s'intitule "De l'invisible au visible : Moudjahida".
Ce
dernier terme signifie "femme combattante" et fait référence aux femmes
qui se sont battues pour l'indépendance de l'Algérie. A l'occasion du
cinquantième anniversaire de la guerre d'Algérie, la photographe a
réalisé que l'on parlait peu de ces femmes et davantage de celles mortes
au combat. Les historiens, les sociologues se sont peu intéressés à
elles. Se sentant comme un devoir de les éclairer par son objectif puis
par un témoignage écrit, elle a donc décidé de vivre entre Paris et
Alger pour aller rencontrer ces combattantes de l'ombre (d'où le titre)
actives dans le maquis ou non. Le travail a duré plus de 2,5 ans.
Cette trentenaire en avait entendu parler brièvement par sa grand-mère et par des
lectures. Le plus difficile, estime-t-elle, a été de recueillir la
parole de ces femmes. C'est d'ailleurs la question qui a été posée par l'une
des membres du public du vernissage d'ailleurs très féminin : comment
avait-elle pu accéder à leurs témoignages? Elle a rappelé qu'en effet le
peuple algérien était très pudique, l'intimité des sentiments étant
rarement dévoilée. A cela s'ajoutait la volonté, à la suite de ces
années de guerre, de ne plus parler de cette période douloureuse et de
revenir à une vie normale. L'autre obstacle était l'âge de ces femmes,
parfois malades, âgées, ayant des difficultés de mémoire pour certaines.
D'ailleurs, peu de temps après ce travail plusieurs sont décédées.
L'artiste a donc réalisé un véritable travail contre la montre, in
extremis, qui lui donne d'autant plus de valeur. Même si elle reconnaît
ne pas être historienne, elle l'a "été par la force des choses" en allant les écouter. Son souci était d'"être très méticuleuse sur les dates".
La confiance qu'elle a créée auprès de celles qu'elle a interrogées a
incité d'autres femmes à parler puisqu'elles se connaissaient entre
elles. Après cinquante années de silence, ces femmes ont eu aussi envie de
libérer la parole. Elle a fait le choix d'aller vers des femmes peu ou
pas connues. Pour chaque protagoniste, elle a rédigé un texte,
issu des entretiens, long ou succinct en fonction des éléments qu'elle a
pu recueillir. Elle admet que chaque texte ne reflète pas
nécessairement la densité de leur vie de combattantes mais uniquement
les mots qu'elle a pu retranscrire. Certaines femmes ont vu leur mémoire
se cristalliser pendant les huit années de guerre, d'autres avant ou
après ces années de conflit.
Outre
l'écrit, Nadja Makhlouf a souhaité juxtaposer le portrait qu'elle a réalisé de ces femmes
aujourd'hui et une photo de leurs archives personnelles datant de la
période 1954-1962 afin d'illustrer le temps qui a passé et le chemin
parcouru par les femmes dans la société algérienne. En l'absence de
photo, elle n'a pas retenu le témoignage. Malgré cette volonté de
sélection, elle témoigne : "le projet a pris une ampleur à laquelle je ne m'attendais pas".
Elle a surtout été frappée par la diversité de ces femmes, une
découverte qui fait une des spécificités de son travail. Elle a réalisé
qu'il ne s'agissait pas uniquement de combattantes algéroises voire
algériennes mais aussi d'autres nationalités (espagnoles, allemandes,
italiennes...) mais toutes avaient "en commun cette étincelle au fond des yeux, cette force intérieure même si toutes étaient brisées".
Près
de 11 000 femmes (3% des militants) ont participé à cette lutte de
libération. Certaines de ces moudjahidate sont connues comme Djamila
Bouhired que Nadja Makhlouf a évoqué pendant le vernissage, dont le
combat a été médiatisé nationalement et internationalement par l'avocat
Jacques Vergès qu'elle a d'ailleurs épousé. En effet, elle a fait partie
des six femmes condamnées à mort pour "actes de terrorisme" pendant la
guerre d'indépendance. Membre du FLN, elle a posé des bombes,
ce qui a d'ailleurs suscité le débat pendant le vernissage : comment une
femme qui pouvait porter la vie pouvait-elle potentiellement l'enlever,
qui plus est, auprès de personnes innocentes et de façon totalement
aléatoire?
Si
leur condition de femmes opprimées pouvait être mise en avant, Nadja
Makhouf, quant à elle, a estimé que ces femmes souvent à l'époque très
jeunes, parfois mineures, avait un autre rapport à la maternité se
définissant avant tout comme des combattantes avec un objectif à
atteindre : libérer leur pays du joug colonial. Nous pourrions ajouter
que la colonisation créait un double asservissement : celui de leur pays
mais aussi leur propre asservissement puisqu'"elle provoqu[ait] un repli défensif de la famille algérienne sur elle-même", selon l'historienne Djamila Amrane http://www.persee.fr/doc/mat_0769-3206_1992_num_26_1_404867
. Autre militante du FLN, arrêtée pour tentative d'attentat à Alger : Djamila Boupacha dont le procès a lui aussi été médiatisé. Défendue par
Gisèle Halimi et Simone Beauvoir, elle a suscité l'intérêt
d'intellectuels et d'artistes comme Picasso qui a peint son portrait et
est devenue une icône nationale.
Jacqueline Guerroudj (1919-2015), la doyenne des ex six condamnées à mort
Leur combat a influencé ces jeunes filles ou jeunes femmes devenues militantes dont seules 16% étaient des maquisardes. 88% d'entre elles étaient d'origine rurale souvent chargées de la cuisine
Fatima Kade, chargée de l'intendance des armes et de la cuisine dans le maquis (1923-2012)
tandis
que les citadines, venant de milieux plus favorisées, avaient fait des
études et pouvaient mettre en valeur leurs compétences comme dans le
domaine médical. Elles tissaient d'ailleurs des liens avec la population civile et tentaient d'améliorer le sort des femmes et des enfants.
Janine Belkhodja, gynéco-obstétricienne (1928-2013)
Les fidayate
(2% de ces militantes) participaient aux actions armées de la guérilla
urbaine. Elles ont joué un rôle fondamental quand les hommes ont été
immobilisés pendant la Bataille d'Alger : elles ont assuré la relève.
Les deux-tiers des dépôts de bombes ont été réalisées par les femmes et
quelques-unes ont participé à la direction de la Bataille. La grande
majorité (82%) étaient des moussebilate : des résistantes
civiles. Il s'agissait de femmes plus âgées, épouses et mères, des
secrétaires, des infirmières, des couturières, agents de renseignements,
collectrices de fonds mais surtout (près de 64% des ces moussebilate)
des responsables de refuges où étaient hébergés les militants et des
responsables de ravitaillement. Non comptabilisées parmi ces militantes
recensées par les organisations (FLN,
organisation civile du FLN...), gravitaient des voisines, des membres
de la maison qui assuraient un réseau d'aide. En proportion, étant donné
le rapport de la population ville/campagne, les urbaines se sont autant
engagées que les campagnardes, contrairement à ce qui est souvent dit. Nadja Makhlouf estime que "ces femmes ont ouvert une brèche"
en combattant aux côtés des hommes durant une période exceptionnelle où
les individus se définissaient d'abord en fonction de leur statut de
combattant et non de leur sexe, bien que la vie quotidienne continuait
de séparer les hommes et les femmes et bien que des mariages aient eu
lieu. Toutefois, la guerre finie, les hommes ont souhaité qu'elles
rentrent à la maison et les responsabilités qu'elles ont, pour
quelques-unes d'entre elles, exercées de fait pendant la guerre n'ont
pas été reconnues au sortir du conflit. Ainsi, Alice Cherki qui commence
des études de médecine à 18 ans, est appelée par Franz Fanon, pour
travailler dans l'hôpital psychiatrique de Blida où elle soigne les
blessés de manière clandestine dans ce lieu considéré comme "un nid de fellaghas" mais elle ne peut pas obtenir son diplôme pendant la guerre de libération. La figure de Frantz Fanon a d'ailleurs été évoquée pendant le vernissage, ce Martiniquais (1925-1961), père de l'ethno-psychiatrie a pris fait et cause pour le peuple algérien dans sa lutte pour l'indépendance et a beaucoup travaillé sur les impacts psychiques de la colonisation.
Alice Cherki (née en 1936)
Malgré cette reprise en main du patriarcat après 1962, certaines femmes ont pu faire des études. Cependant, Alice Cherki devra aller en Allemangne de l'Est finir sa formation de neuropsychiatre. Aujourd'hui, Nadja Makhlouf constate que ces moudjahidate, marquées par ces années de lutte, "n'ont peur de
rien, quelque soit la personne qu'elles aient en face d'elle". La photographe se souvient de l'émotion et de
l'enthousiasme de ces femmes, très fières d'avoir vu au MAMA leurs
portraits en grand format (60X80) non plus en un seul tirage juxtaposant
leurs visages à 50 ans d'écart, comme montrés à Périgueux dans une
exposition donnant à voir l'image d'une vingtaine d'anciennes
combattantes, mais en deux tirages (photo d'archive et photo réalisée
par l'artiste) concernant cette fois une trentaine de femmes.
Quant
au troisième volet de cette trilogie que la photographe est en train de
construire, il sera réalisé autour de femmes touaregs et sera
peut-être, du moins on l'espère, l'objet d'une exposition à Périgueux à
nouveau.
Texte et photos : Laura Sansot
Les photos en diptyque ont été réalisés par Nadja Makhlouf.
;)
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