Le 11 décembre, le centre culturel La Fabrique de Saint Astier offrait une programmation inhabituelle orientée vers l'éducation populaire : un après-midi pour parler philosophie avec Alain Guyard, ancien prof de philo qui propose des spectacles sur des sujets plus sérieux qu'ils n'y paraissent. Ce jour-là, le numéro de ce "philosophe forain", tel que l'a surnommé le journaliste Daniel Mermet en 2008, avait, en effet, pour titre : L'artiste est-il un cochon de voyeur?
http://la-bas.org/les-emissions-258/les-emissions/2008-09/novembre-192/pourquoi-il-vaut-mieux-avoir-les-bourses-en-action-que-les
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Après cette intervention, une séance de cinéma était proposée pour découvrir plus en profondeur le travail de cet homme étonnant qui se produit depuis 15 ans dans les endroits les plus reculés de France et de Belgique. En octobre 2016, en effet, est sorti un film de Yohan Laffont qui rend hommage à ce trublion de la philosophie.
Alain Guyard a quitté l'Education Nationale il y a 6 ans où il a enseigné pendant 20 ans (d'abord à l'université puis en lycée). S'il estime avoir "fait bouger les lignes", il ne pouvait plus assumer à la fois ses spectacles, sa production littéraire (il écrit des essais, des pièces de théâtre, des romans) et ses cours aux élèves de Terminales.
Le public qui l'intéresse, Alain Guyard le rencontre "dans les marges", dans ce qu'il appelle "les territoires invisibles de la démocratie". Ce public adulte "aux antipodes des intellectuels et des élèves pensant uniquement en termes de coefficients pour assurer leur succès à l'examen" est celui des salles des fêtes, des centres culturels ruraux, des bistrots mais aussi les usagers des hôpitaux psychiatriques, des prisons, les professionnels de la relation d'aide (travailleurs sociaux, soignants...). On le voit, dans le film, intervenir dans des lieux insolites comme la grotte des Demoiselles dans l'Hérault pour évoquer le monde des Idées de Platon, Ulysse et Calypso, sous chapiteau dans un tout petit village à l'invitation d'une libraire, dans un jardin à la belle saison, à l'invitation d'un groupe de paysans dans l'Aveyron... Soucieux de ne pas parler dans le vide, il reconnaît que ce public le prend tout de suite au sérieux mais admet aussi qu'avec lui, il ne peut "pas tricher". La philosophie est pour ce public "vitale voire viscérale".
Parler de philosophie devient une urgence dans une période où "nous vivons la fin d'une civilisation, sauf pour les politiques", ajoute-t-il, "qui veulent nous faire croire que les choses vont continuer ainsi". Il considère qu'"il faut repenser les valeurs ou penser autrement les valeurs actuelles. Or, la philosophie octroie cela". Toutefois, se plonger dans cette discipline n'est pas une sinécure car elle bouscule : elle "sert à compliquer les problèmes", affirme-t-il dès les premières minutes du film. Il poursuit : "mon objectif n'est pas de clarifier les problèmes, c'est de foutre la merde, j'adore ça!". En effet, il n'est pas là pour apporter des réponses mais susciter des questions, de plus en plus nombreuses chez son public au fur et à mesure des années, constate-t-il.
Sa méthode : partir d'un sujet drôle, souvent à connotation sexuelle car l'Homme est traversé par le Désir et parce que les premiers textes philosophiques se lient à l'érotique, (Amour, sagesse et paire de fesses, pourquoi il vaut mieux se mettre les burnes en route que faire un burn-out?...). Il permet d'aborder des questions hautement philosophiques en utilisant ce qu'il appelle des "boîtes à outils" propres à chaque philosophe, constituées de concepts, afin d'aider les spectateurs à penser le monde par eux-mêmes. Ses interventions ponctuelles ou master-class sont toujours faites dans un esprit gouailleur, potache voire rabelaisien, haranguant le public, faisant preuve d'autorité, n'hésitant pas à remettre en place les fanfarons. On est parfois dans le one-man show avec une pointe d'excès comme mieux détacher le public de son aura. Par ses termes familiers et ses références grand public, il paraît séducteur mais c'est d'une séduction au sens étymologique du terme dont il veut finalement faire preuve : non pas celle qui conduit par des manoeuvres agréables mais celle qui éloigne (sé-duit) et autonomise. Le public, il l'apprivoise avant de lui faire l'article pour mieux adapter son propos et le mettre en appétit : la philosophie n'est-elle pas la seule discipline qui contienne en elle cette notion de désir? Avant le spectacle à la Fabrique, il s'est d'ailleurs mêlé à la foule qui attendait devant la porte et a serré de multiples mains, comme on le voit faire dans le film avant une intervention dans un jardin de l'Aveyron. De même qu'un commerçant de foire, il s'est ensuite amusé à lui raconter la vie de Socrate dans le hall du centre culturel avec un jeu de tarot de Marseille.
Ensuite seulement, l'intervention philosophique autour du sujet du jour a pu commencer. Ponctuée de "ruptures pédagogiques pour aérer le propos" (en l'occurrence un coup à boire à l'usage exclusif du conférencier!), elle s'intéressait au travail de l'artiste. Convoquant Wermeer et La tisseuse dont le public était censé se représenter le tableau sur les enceintes de la scène,
Alain Guyard montrait comment le spectateur avait tendance à vouloir y trouver une représentation du réel. Or, Hegel venait à la rescousse pour souligner que l'artiste n'avait pas cette fonction de reproducteur du réel. D'ailleurs, le régisseur, mis à contribution pour chanter un extrait des Quatre saisons de Vivaldi, prouvait combien une oeuvre musicale n'était pas un duplicata du réel (non que sa voix d'amateur fût en cause!) mais au contraire un des arts les plus abstraits. Pour illustrer le propos, était employée une méthode à l'ancienne bien éprouvée, la feuille pliée en quatre distribuée à la volée au public et extraite d'un sac poubelle, comme cela est d'usage dans ses interventions publiques.
Elle contenait notamment un extrait de l'Esthétique du philosophe. Ce texte révélait que l'art exprimait une vision intérieure de l'artiste. Quant à Kandinsky, il était aussi convoqué en tant que premier représentant de l'art abstrait dont à nouveau le public devait imaginait une peinture à l'autre bout de la scène.
Pour lui, l'oeuvre d'art supposait d'aller au-delà des apparences. Faisant un lien improbable avec Starmania, Alain Guyard expliquait l'influence de ce peintre dans notre vision de l'artiste considéré comme un voyant.
Quant à l'homme ordinaire, celui qui allait au musée et duquel la conférence était partie, il se trouvait bien en peine entre les interprétations des oeuvres de Wermeer et celles de Kandisky. Pour mieux comprendre l'art, c'est un troisième auteur qui était évoqué, Bergson, et un extrait de son ouvrage Le Rire. Pour apprécier la substantifique moelle de sa pensée, l'orateur avait recours à l'image de l'homme simple : celui qui avait tendance à voir l'objet ou l'être vivant dans toute sa singularité et non dans l'idée que l'on pouvait s'en faire et parvenait ainsi à s'émerveiller du réel. Le spectateur de l'art devait retrouver cet état, détaché de l'appareillage intellectuel et du langage, pour être saisi par la présence et la beauté des choses. Il rejoignait l'artiste dans ce qu'il réussissait à "écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées enfin tout ce qui nous masque la réalité pour nous mettre face-à-face avec la réalité même" (Bergson). Il concluait en montrant que l'artiste apparaissait quand mourait le Verbe. Il n'était ni un copieur du réel, ni un voyant mais un inadapté, un exclu, un va-nu-pied, incapable d'efficacité. Il était un voyou.
Le public, gentiment contenu pendant la démonstration, était invité à s'exprimer, ce qu'il n'a pas manqué de faire, soulevant des questions de bonne tenue : pourquoi les musées censés contenir des oeuvres qui bousculent les schémas de pensée suscitent-ils autant d'intérêt alors que les individus restent dans un grand conformisme hors des musées? comment peut-on définir l'art? qu'en est-il de la reconnaissance de l'art et des artistes? pourquoi autant de textes cherchent-ils à expliquer l'art? une oeuvre mettant en scène le Roi Soleil débordant de symboles peut-elle être assimilée à une oeuvre d'art? Les réponses alliaient humour et réflexion avant qu'un verre de l'amitié et des échanges animés leur succèdent.
le documentaire donne à voir le penseur, celui qui, au détour d'une conversation dans son bureau, dans un bistrot ou dans sa voiture, dévoile sa volonté de dresser le peuple contre les puissants par les armes du langage. Il veut lui faire prendre conscience de la guerre sociale dont il est doublement victime : parce qu'il la subit et parce qu'on lui fait croire qu'elle n'existe pas. En maîtrisant le langage, le peuple peut retrouver son pouvoir sur le monde, commencer à le maîtriser et maîtriser sa propre existence, le but de la philosophie en somme. Dans une médiathèque, il explique combien les dominants détournent la volonté émancipatrice des dominés en la faisant passer pour un déchaînement de violence aveugle presque animale. Même si cela n'est pas évoqué, on pense à la manière dont les médias ont récemment traité la révolte du peuple contre la Loi Travail.
Sa manière d'envisager la philosophie est avant tout politique et subversive, comme elle l'était du temps de Socrate qui semble être sa référence majeure. Elle est au coeur de la vie de la cité qu'elle vient bousculer. Le capitalisme engendre, selon lui, des régimes totalitaires qui fabriquent de la pathologie. Il arrache les individus à leurs solidarités qui deviennent des hommes nomades. C'est donc dans la "France périphérique" comme la définit Christophe Guilluy, qu'il se balade pour colporter les concepts : une façon de lutter en profondeur contre les idées d'extrême-droite où elles se développent. Le réalisateur filme Alain Guyard souvent en voiture sur les routes du Sud, notamment en Languedoc où il vit, assimilant son opus à un road-movie pour mieux matérialiser le travail inlassable, quasi militant de son personnage.
Pour mieux convaincre, le documentariste va interroger son public qui ne tarît pas d'éloge sur lui. On penche alors légèrement vers l'hagiographie enlevant peut-être au spectateur du film sa capacité à se forger sa propre idée dont Alain Guyard est pourtant un ardent défenseur. Toutefois, on est touché quand il filme les regards, l'attention portée et les questions suscitées par ses interventions montrant la pensée à l'oeuvre, la vraie réussite du film. On pense à ce prisonnier qui reconnait combien l'enfermement est source de questionnements et qui, à la suite de la venue d'Alain Guyard, a envie d'approfondir ce qu'il a entendu car "la philosophie est une évasion toujours à notre portée". De même, on apprécie les interviews des auditeurs artisans, le forgeron ou le boulanger, dont Alain Guyard se sent proche. Ils ont en commun une approche charnelle les uns de la matière et l'autre des mots et de ce fait, de la pensée en ce qu'elle a de remuant. Car chez Alain Guyard, on est dans le faire, lui qui, filmé durant son footing dans les jardins de Nîmes, estime qu'"il vaut mieux pédaler que se regarder pédaler". Si le film émeut parce qu'il parvient à montrer la maïeutique à l'oeuvre, il ne montre pas Alain Guyard au travail préparant ses interventions (mis à part quelques dessins griffonnés à son bureau et des pliages d'opuscules de textes faisant office de power-point dans la cuisine familiale) ni ne l'interroge sur les choix des sujets. On le voit seulement à la fin du film se retirant sur une plage déserte où il vient se ressourcer et "arrêter le dialogue intérieur" pour mieux être "attenti[f] aux moments bruts". C'est le "moment où meurent les mots" et où l'homme se rend disponible à la beauté du monde. C'est le moment où l'accoucheur de pensées cède la place à l'artiste, l'auteur de fictions, une autre facette de l'homme qui est à découvrir...
Alain Guyard a son site : http://www.diogeneconsultants.com/
Le film La philo vagabonde a aussi le sien : http://laphilovagabonde.com/le-film/
Texte et photos : Laura Sansot
Alain Guyard en séance de dédicace après son spectacle de philo foraine
Il s'est donc consacré totalement à ses activités de vulgarisateur de la philosophie hors du cadre habituel de l'enseignement. D'ailleurs, il ne se considère pas comme un philosophe : d'abord parce qu'il ne crée pas de concept et ensuite parce qu'un philosophe, par définition, dit-il lors de l'une de ses interventions, est quelqu'un de mort, citant avec malice Bernard-Henri Lévy nécessairement non philosophe puisqu'il est vivant. On sent rapidement pointer son rejet de la philosophie de salon engagée en faveur d'une vision libérale du monde, lui qui se présenterait plutôt comme libertaire, favorable à l'auto-gestion. On a d'ailleurs souri quand celui qui se présente comme un contrebandier des pensées philosophiques a remercié, à la fin de son intervention, la commune de Saint Astier de
l'avoir accueilli avec cet improbable Vive la C/commune! Même si le contexte n'était sûrement pas connu de l'auteur, la référence probable à la période insurrectionnelle ne manquait pas de piquant face à une municipalité qui n'a pas fait dans la dentelle pour évincer une association, le CRAC, qui oeuvrait depuis longtemps dans la ville pour proposer au plus grand nombre des spectacles de qualité en milieu rural à des prix abordables en mettant en avant des artistes peu connus. Le public qui l'intéresse, Alain Guyard le rencontre "dans les marges", dans ce qu'il appelle "les territoires invisibles de la démocratie". Ce public adulte "aux antipodes des intellectuels et des élèves pensant uniquement en termes de coefficients pour assurer leur succès à l'examen" est celui des salles des fêtes, des centres culturels ruraux, des bistrots mais aussi les usagers des hôpitaux psychiatriques, des prisons, les professionnels de la relation d'aide (travailleurs sociaux, soignants...). On le voit, dans le film, intervenir dans des lieux insolites comme la grotte des Demoiselles dans l'Hérault pour évoquer le monde des Idées de Platon, Ulysse et Calypso, sous chapiteau dans un tout petit village à l'invitation d'une libraire, dans un jardin à la belle saison, à l'invitation d'un groupe de paysans dans l'Aveyron... Soucieux de ne pas parler dans le vide, il reconnaît que ce public le prend tout de suite au sérieux mais admet aussi qu'avec lui, il ne peut "pas tricher". La philosophie est pour ce public "vitale voire viscérale".
Parler de philosophie devient une urgence dans une période où "nous vivons la fin d'une civilisation, sauf pour les politiques", ajoute-t-il, "qui veulent nous faire croire que les choses vont continuer ainsi". Il considère qu'"il faut repenser les valeurs ou penser autrement les valeurs actuelles. Or, la philosophie octroie cela". Toutefois, se plonger dans cette discipline n'est pas une sinécure car elle bouscule : elle "sert à compliquer les problèmes", affirme-t-il dès les premières minutes du film. Il poursuit : "mon objectif n'est pas de clarifier les problèmes, c'est de foutre la merde, j'adore ça!". En effet, il n'est pas là pour apporter des réponses mais susciter des questions, de plus en plus nombreuses chez son public au fur et à mesure des années, constate-t-il.
Sa méthode : partir d'un sujet drôle, souvent à connotation sexuelle car l'Homme est traversé par le Désir et parce que les premiers textes philosophiques se lient à l'érotique, (Amour, sagesse et paire de fesses, pourquoi il vaut mieux se mettre les burnes en route que faire un burn-out?...). Il permet d'aborder des questions hautement philosophiques en utilisant ce qu'il appelle des "boîtes à outils" propres à chaque philosophe, constituées de concepts, afin d'aider les spectateurs à penser le monde par eux-mêmes. Ses interventions ponctuelles ou master-class sont toujours faites dans un esprit gouailleur, potache voire rabelaisien, haranguant le public, faisant preuve d'autorité, n'hésitant pas à remettre en place les fanfarons. On est parfois dans le one-man show avec une pointe d'excès comme mieux détacher le public de son aura. Par ses termes familiers et ses références grand public, il paraît séducteur mais c'est d'une séduction au sens étymologique du terme dont il veut finalement faire preuve : non pas celle qui conduit par des manoeuvres agréables mais celle qui éloigne (sé-duit) et autonomise. Le public, il l'apprivoise avant de lui faire l'article pour mieux adapter son propos et le mettre en appétit : la philosophie n'est-elle pas la seule discipline qui contienne en elle cette notion de désir? Avant le spectacle à la Fabrique, il s'est d'ailleurs mêlé à la foule qui attendait devant la porte et a serré de multiples mains, comme on le voit faire dans le film avant une intervention dans un jardin de l'Aveyron. De même qu'un commerçant de foire, il s'est ensuite amusé à lui raconter la vie de Socrate dans le hall du centre culturel avec un jeu de tarot de Marseille.
Ensuite seulement, l'intervention philosophique autour du sujet du jour a pu commencer. Ponctuée de "ruptures pédagogiques pour aérer le propos" (en l'occurrence un coup à boire à l'usage exclusif du conférencier!), elle s'intéressait au travail de l'artiste. Convoquant Wermeer et La tisseuse dont le public était censé se représenter le tableau sur les enceintes de la scène,
Alain Guyard montrait comment le spectateur avait tendance à vouloir y trouver une représentation du réel. Or, Hegel venait à la rescousse pour souligner que l'artiste n'avait pas cette fonction de reproducteur du réel. D'ailleurs, le régisseur, mis à contribution pour chanter un extrait des Quatre saisons de Vivaldi, prouvait combien une oeuvre musicale n'était pas un duplicata du réel (non que sa voix d'amateur fût en cause!) mais au contraire un des arts les plus abstraits. Pour illustrer le propos, était employée une méthode à l'ancienne bien éprouvée, la feuille pliée en quatre distribuée à la volée au public et extraite d'un sac poubelle, comme cela est d'usage dans ses interventions publiques.
Elle contenait notamment un extrait de l'Esthétique du philosophe. Ce texte révélait que l'art exprimait une vision intérieure de l'artiste. Quant à Kandinsky, il était aussi convoqué en tant que premier représentant de l'art abstrait dont à nouveau le public devait imaginait une peinture à l'autre bout de la scène.
Pour lui, l'oeuvre d'art supposait d'aller au-delà des apparences. Faisant un lien improbable avec Starmania, Alain Guyard expliquait l'influence de ce peintre dans notre vision de l'artiste considéré comme un voyant.
Quant à l'homme ordinaire, celui qui allait au musée et duquel la conférence était partie, il se trouvait bien en peine entre les interprétations des oeuvres de Wermeer et celles de Kandisky. Pour mieux comprendre l'art, c'est un troisième auteur qui était évoqué, Bergson, et un extrait de son ouvrage Le Rire. Pour apprécier la substantifique moelle de sa pensée, l'orateur avait recours à l'image de l'homme simple : celui qui avait tendance à voir l'objet ou l'être vivant dans toute sa singularité et non dans l'idée que l'on pouvait s'en faire et parvenait ainsi à s'émerveiller du réel. Le spectateur de l'art devait retrouver cet état, détaché de l'appareillage intellectuel et du langage, pour être saisi par la présence et la beauté des choses. Il rejoignait l'artiste dans ce qu'il réussissait à "écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées enfin tout ce qui nous masque la réalité pour nous mettre face-à-face avec la réalité même" (Bergson). Il concluait en montrant que l'artiste apparaissait quand mourait le Verbe. Il n'était ni un copieur du réel, ni un voyant mais un inadapté, un exclu, un va-nu-pied, incapable d'efficacité. Il était un voyou.
Le public, gentiment contenu pendant la démonstration, était invité à s'exprimer, ce qu'il n'a pas manqué de faire, soulevant des questions de bonne tenue : pourquoi les musées censés contenir des oeuvres qui bousculent les schémas de pensée suscitent-ils autant d'intérêt alors que les individus restent dans un grand conformisme hors des musées? comment peut-on définir l'art? qu'en est-il de la reconnaissance de l'art et des artistes? pourquoi autant de textes cherchent-ils à expliquer l'art? une oeuvre mettant en scène le Roi Soleil débordant de symboles peut-elle être assimilée à une oeuvre d'art? Les réponses alliaient humour et réflexion avant qu'un verre de l'amitié et des échanges animés leur succèdent.
En seconde partie, le film judicieusement proposé après "la leçon joyeuse et décalée" permettait de découvrir l'auteur dans un rapport plus intime. Au-delà du bonimenteur, du bon vivant amoureux du vin,
le documentaire donne à voir le penseur, celui qui, au détour d'une conversation dans son bureau, dans un bistrot ou dans sa voiture, dévoile sa volonté de dresser le peuple contre les puissants par les armes du langage. Il veut lui faire prendre conscience de la guerre sociale dont il est doublement victime : parce qu'il la subit et parce qu'on lui fait croire qu'elle n'existe pas. En maîtrisant le langage, le peuple peut retrouver son pouvoir sur le monde, commencer à le maîtriser et maîtriser sa propre existence, le but de la philosophie en somme. Dans une médiathèque, il explique combien les dominants détournent la volonté émancipatrice des dominés en la faisant passer pour un déchaînement de violence aveugle presque animale. Même si cela n'est pas évoqué, on pense à la manière dont les médias ont récemment traité la révolte du peuple contre la Loi Travail.
Sa manière d'envisager la philosophie est avant tout politique et subversive, comme elle l'était du temps de Socrate qui semble être sa référence majeure. Elle est au coeur de la vie de la cité qu'elle vient bousculer. Le capitalisme engendre, selon lui, des régimes totalitaires qui fabriquent de la pathologie. Il arrache les individus à leurs solidarités qui deviennent des hommes nomades. C'est donc dans la "France périphérique" comme la définit Christophe Guilluy, qu'il se balade pour colporter les concepts : une façon de lutter en profondeur contre les idées d'extrême-droite où elles se développent. Le réalisateur filme Alain Guyard souvent en voiture sur les routes du Sud, notamment en Languedoc où il vit, assimilant son opus à un road-movie pour mieux matérialiser le travail inlassable, quasi militant de son personnage.
Pour mieux convaincre, le documentariste va interroger son public qui ne tarît pas d'éloge sur lui. On penche alors légèrement vers l'hagiographie enlevant peut-être au spectateur du film sa capacité à se forger sa propre idée dont Alain Guyard est pourtant un ardent défenseur. Toutefois, on est touché quand il filme les regards, l'attention portée et les questions suscitées par ses interventions montrant la pensée à l'oeuvre, la vraie réussite du film. On pense à ce prisonnier qui reconnait combien l'enfermement est source de questionnements et qui, à la suite de la venue d'Alain Guyard, a envie d'approfondir ce qu'il a entendu car "la philosophie est une évasion toujours à notre portée". De même, on apprécie les interviews des auditeurs artisans, le forgeron ou le boulanger, dont Alain Guyard se sent proche. Ils ont en commun une approche charnelle les uns de la matière et l'autre des mots et de ce fait, de la pensée en ce qu'elle a de remuant. Car chez Alain Guyard, on est dans le faire, lui qui, filmé durant son footing dans les jardins de Nîmes, estime qu'"il vaut mieux pédaler que se regarder pédaler". Si le film émeut parce qu'il parvient à montrer la maïeutique à l'oeuvre, il ne montre pas Alain Guyard au travail préparant ses interventions (mis à part quelques dessins griffonnés à son bureau et des pliages d'opuscules de textes faisant office de power-point dans la cuisine familiale) ni ne l'interroge sur les choix des sujets. On le voit seulement à la fin du film se retirant sur une plage déserte où il vient se ressourcer et "arrêter le dialogue intérieur" pour mieux être "attenti[f] aux moments bruts". C'est le "moment où meurent les mots" et où l'homme se rend disponible à la beauté du monde. C'est le moment où l'accoucheur de pensées cède la place à l'artiste, l'auteur de fictions, une autre facette de l'homme qui est à découvrir...
Alain Guyard a son site : http://www.diogeneconsultants.com/
Le film La philo vagabonde a aussi le sien : http://laphilovagabonde.com/le-film/
Texte et photos : Laura Sansot
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