Le 17 décembre, l'Agora de Boulazac
présentait la pièce d'Arnaud Meunier issue d'un texte de Stefano
Massini. Le metteur en scène était d'ailleurs l'invité, ainsi qu'un membre de la commission Russie d'Amnesty
International (AI), d'une
rencontre-débat précédant le spectacle, à l'initiative du directeur du lieu,
Frédéric Durnerin.
Arnaud Meunier au centre
Stefano Massini est un jeune auteur et de metteur en scène de théâtre italien, né à Florence en 1975. En 2005, il reçoit le plus important prix italien de dramaturgie contemporaine, le Prix Pier Vittorio Tondelli. Tout en poursuivant des études d'archéologie, il continue à manifester un vif intérêt pour le théâtre qui va finalement l'appeler. Il devient assistant à la mise en scène de Luca Ronconi au Piccolo Teatro de Milan dont il vient d'ailleurs de devenir le directeur. En 2001, renonçant à une mission en archéologie, il se met à l'écriture. http://abonnes.lemonde.fr/culture/article/2014/02/10/stefano-massini-invente-les-contes-du-monde-actuel_4363222_3246.html. C'est en 2007 qu'il crée la pièce Donna non rieducabile Memorandum teatral su Anna Politkovskia qui est jouée dans les grands théâtre d'Europe et adaptée à l'écran en 2009 par Felipe Cappa. Il a écrit aussi en 2012 Chapitres de la chute, Saga des Leman Brothers, pièce qu'Arnaud Meunier a créée en octobre 2013 à la Comédie de Saint Etienne. En effet, ce metteur en scène reconnaît que lorsqu'il aime un auteur, il a le désir d'explorer profondément son oeuvre. Il a, dans cet esprit, le projet de mettre en scène, comme il l'a expliqué lors de la rencontre, une autre de ses pièces qu'il a publiée en 2011, Jecroisenunseuldieu. Elle est écrite à partir des 3 attentats qui ont eu lieu le 29 mars 2002 à Netzarim, Ramallah et Jérusalem. Trois points de vue sont mis en avant, celui d'une étudiante islamiste palestinienne de 20 ans, une professeure d'histoire juive israélienne de 50 ans et une militaire de 40 ans.
Arnaud Meunier se dit particulièrement intéressé par les auteurs vivants ou contemporains. Ce
metteur en scène né en 1973 à Bordeaux, arrivé au théâtre après une
formation à Sciences Pô, reconnaît être attiré davantage par un art très
en prise sur les évènements récents ou actuels, sociaux, économiques et
politiques, comme le conçoit Stefano Massini, plutôt que par un théâtre
plus classique bien que celui-ci puisse être revisité. "Je cherche à m'adresser à un public d'aujourd'hui et donc à faire un théâtre d'aujourd'hui".
Il a donc mis en scène des textes de Pasolini, Novarina, Vinaver...Très
soucieux de démocratisation culturelle dont il considère qu'elle n'a
pas échouée en France, lui-même en ayant bénéficié dans un départemental
rural comme la Charente où il a grandi http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-1ere-partie-arnaud-meunier-2014-05-13, il estime que ce théâtre très contemporain et ce théâtre-récit, à l'opposé d'un objet "patrimonial", est une "porte d'entrée"
notamment pour les jeunes spectateurs. L'importance de la transmission
de sa passion qu'est le théâtre est au coeur de son projet à la Comédie
de Saint Etienne dont il est devenu le directeur en janvier 2011 ainsi
que le Centre Dramatique National et son Ecole Supérieure d'Art
Dramatique. http://www.lacomedie.fr/index.php/fr/la-comedie/arnaud-meunier Il a donc créé ce spectacle à la Comédie de St Etienne mais qu'il a fait répéter au théâtre de la Commune d'Aubervilliers.
"Ce qui est fort dans le théâtre de Stefano Massini" est qu'"il raconte des histoires sans jugement, sans surplomb et laisse le spectateur se faire sa propre opinion" sur un sujet comme la Russie qui "est au coeur des questions géopolitiques qui secouent actuellement notre monde" mais aussi "la clé de la résolution de la guerre civile en Syrie et une ressource importante pour la paix au Proche-Orient". Pour Arnaud Meunier, il faut en finir avec un "théâtre didactique à la Brecht" où il s'agit de "faire prendre conscience aux masses de leur domination par un éveil artistique marqué par un rapport dominant/dominé".
Pour lui, le monde s'est complexifié et il est plus difficile de
visualiser l'ennemi. Le théâtre sert à lutter contres les préjugés,
ébranler les certitudes, poser des questions. C'est ce qu'il trouve dans
le théâtre de Stefano Massini qui permet une grande liberté de création
pour un metteur en scène car il donne à lire un texte non pas découpé
en scènes mais constitué de chapitres. En outre, rien n'est indiqué sur
le nombre de personnages, laissant le libre choix sur le nombre
d'interprètes. En l'occurrence, Arnaud Meunier a choisi deux comédiens
et un musicien.
Régis Royer et Anne Alvaro
Si le théâtre de Stefano Massini n'est pas didactique,
selon le metteur en scène, il reconnaît qu'il peut être qualifié de
pédagogique voire de théâtre documenté mais pas documentaire. En effet,
un néophyte sur l'histoire d'Anna Politovskaïa (AP) peut saisir sans difficulté tout le
contenu de la pièce tant celle-ci retrace avec force détails les grands
moments de la vie de cette femme journaliste. D'ailleurs, l'auteur
confesse être "un obsessionnel du détail" car "ce n'est pas l'histoire qui produit les détails mais les détails qui produisent l'histoire".
Cette
manière de construire le texte qui raconte uniquement des faits, ne
prend pas partie, nomme à aucun moment Poutine, contribue à une
impression de froideur et peut paraître très déroutante. La mise en
scène basée sur un minimum de décor (quelques chaises, des éclats de
verre issus d'une baie vitrée explosée qui constituent le sol...), d'accessoires (ceux du comédien comme une cagoule) et
d'effets de lumière simplement pour "créer une ambiance", renforce ces
sentiments mais laisse se développer
l'imaginaire du spectateur en se centrant sur l'essence même du théâtre :
la parole, celle de cette femme qui a voulu, coûte que coûte, la donner
à ceux que le régime russe voulait faire taire. Car, c'est ce que
recherche le metteur en scène : que cette histoire de la Russie, d'AP
telle qu'elle est racontée puisse faire écho chez le spectateur à
d'autres situations, par exemple à ce que vivent les Occidentaux
aujourd'hui, un désir d'ordre voire d'autoritarisme. Elle renvoie aussi à
la question plus générale de la responsabilité individuelle dans
l'évolution historique d'un pays ou d'un collectif. Le récit constitué
de faits vient mettre en forme
le travail même d'AP qui ne s'est jamais considérée comme une héroïne
mais plutôt comme une femme qui cherchait à faire son métier de la
manière la plus libre possible en relatant simplement ce qu'elle avait
vu, les témoignages qu'elle avait recueillis, soit "deux yeux et un crayon" (Stefano Massini) mais activité en elle-même très
dérangeante.
Le travail des comédiens et notamment de celle qui joue AP
va dans ce sens aussi d'une certaine mise à distance. Arnaud Meunier
raconte qu'il a choisi Anne Alvaro, connue entre autres pour avoir joué dans Le goût des autres, suite à une fête du livre en 2012 où elle avait lu un texte d'Annie Ernaux, La Place.
La comédienne explique que ce théâtre réclame des acteurs-narrateurs
qui témoignent. Elle-même dit avoir travaillé pour atteindre un "équilibre
entre la narration (reporter les paroles d'AP) et en même temps le fait
de rendre compte de son travail, de sa pensée en marche.
L'identification s'est faite progressivement". Elle parle du "va et vient, des variabilités dans ce moment où [elle] imagine le spectateur voir quelqu'un qui la représente ou la figure". Elle explique qu'elle n'est pas allée à la recherche de sa personnalité mais elle pensait que "plus
elle serait sur sa parole, sur son travail, plus elle mettrait [s]es
pas dans ses pas (...), plus [elle] serait proche de cette ambition
(...) de ne pas aller vers une héroïsation de la personne". En effet, l'objectif était que "le spectacle amène une pensée, une réflexion et pas seulement la plaindre ou l'admirer".
Elle a beaucoup travaillé pendant les répétitions à ne pas se laisser
envahir par l'émotion, le pathos et à rester pudique car transmettre la
parole d'AP ne consistait pas à s'arrêter à l'effroi qu'engendraient les
scènes dont elle était le témoin mais à aller au delà. La simplicité,
une certaine sobriété
d'Anne Alvaro, son visage qui semble avoir souffert et en même temps la
force et la détermination qui se dégagent d'elle ont peut-être guidé le
metteur en scène dans son choix. Quant à Anne Nivat (Prix Albert Londres
en 2000 pour son ouvrage Chienne de guerre : une femme de guerre en Tchéchénie) qui a connu AP pendant ses 7 dernières années de sa vie et confirme qu'elle se vivait comme "une femme ordinaire, peut-être juste avec un peu plus d'audace que la moyenne", elle se disait en 2014, lors d'une émission à France Culture, touchée par la comédienne : "vous
lui ressemblez beaucoup dans la silhouette générale, la fragilité qui
émane de vous et en même temps" vous avez "une grande force, une grandeur solide, la
même gestuelle quand vous parlez".
Lors
du spectacle, souvent très droite, face au public, elle module sa voix :
parfois troublée pour mieux exprimer la révolte mais aussi les doutes
et les peurs de cette femme, parfois claire, nette, neutre pour se
protéger d'une identification ou ne pas verser dans le pathétique ou
simplement exprimer la détermination de cette journaliste considérant
qu'elle n'avait pas d'autres choix que de continuer à témoigner, comme
s'en souvient Anne Nivat. Pour ne pas faire d'AP une héroïne ou une
journaliste martyre mais plutôt une femme parmi d'autres qui tente de
faire son métier, le metteur en scène a choisi ne pas se contenter d'un
monologue. Il a donc fait appel à Régis Royer pour incarner les
autres personnages masculins rencontrés par AP lors de ses reportages
mais aussi son fils. Lui aussi est très sobre, sans emphase, au service
de la parole de cette femme. Les deux comédiens sont accompagnés par le
violoniste, électro-acousticien et compositeur Régis Huby qui a
créé la musique de ce spectacle. Lui aussi, tantôt statique, tantôt
mouvant dans le fond de scène, se place en retrait comme pour envelopper
la parole des comédiens par une musique délicate, subtile, magnétique
parfois dramatique.
Le texte de Stefano Massini qui mêle histoire de la Tchéchénie et reportages d'AP entre 2001 et 2006 est inspiré d'un livre qu'a écrit la journaliste : Tchéchénie, un déshonneur russe
paru en 2005. A partir de notes, de lettres, d'interviews, c'est la
mémoire de cette femme et de son pays qui est retracée. D'emblée,
l'auteur de la pièce la présente telle qu'elle était vue par le régime
russe : une "femme non-rééducable", selon le puissant secrétaire de
Poutine, Vladislav Sourkov, car cette ennemie de l'Etat faisait partie
des "incorrigibles", ne pouvait pas être "ramen[ée] à la raison",
c'est à dire accepter l'autoritarisme et fermer les yeux. Même si elle ne jugeait pas les
deux camps, théchène et russe, elle écrivait dans son journal Novaïa Gazeta,
créé en 1993, ce qu'elle voyait et c'était déjà trop. Lors de
la prise d'otages de Beslan, elle n'a pas voulu prendre partie ni pour les Russes ni pour les Tchétchènes. En effet, face à cette phrase lancinante de la pièce, "prendre position, c'est faire preuve d'intelligence", elle se demande comment prendre position lorsque l'on est confrontée aux dérives des deux camps.
Anna Politkovskaia
photo extraite :
http://russie-libertes.org/2015/10/05/6-octobre-rassemblement-en-memoire-danna-politkovskaia/
Le
spectacle débute par l'évocation d'une exhibition pour l'exemple sur un
gazoduc d'une tête décapitée qui ne cesse de goutter inlassablement. Cela pose le cadre. On comprend alors
la description quelque temps plus tard des embûches quotidiennes pour
une journaliste à Grozny qu'elle vivait comme une routine : le manque d'eau, de nourriture, les problèmes
pour se déplacer avec les multiples check-points, le manque de
réseau pour les portables, les chiens errants, les viols (un crime
légal), les 5-6 explosions par nuit qui rendent le sommeil difficile.
Après un rappel historique du conflit entre Russie et Tchétchénie, le
metteur en scène fait dialoguer AP et un jeune militaire russe préposé à
la pratique du "fagot humain" : on ligote des prisonniers au milieu
desquels on lance une grenade. Les militaires sont recrutés le plus
souvent chez les orphelins, évitant les plaintes des mères russes. La
rencontre avec un médecin la plonge dans la réalité des femmes
tchétchènes qui, violées, sont rejetées par leur famille. Sont évoquées
les figures de Ramzan Kadyrov, le jeune président tchétchène pro-russe,
celle d'un colonel russe mais aussi des épisodes dramatiques. Ce sont
les prises d'otages du théâtre de la Doubrovka en octobre 2002 et de
l'école de Beslan en septembre 2004 au cours desquelles AP avait été
appelée par les ravisseurs tchétchènes mais qui, victime
d'empoissonnement dans l'avion la conduisant jusqu'en Ossétie du Nord,
n'avait pu que cheminer parmi les tombes. On la voit désespérée par la
désinformation que le pouvoir russe produit, en regardant ainsi dans son
appartement russe, ce téléfilm "la guerre juste" vu par des millions
de téléspectateurs. Elle culpabilise d'avoir rendu public le témoignage
d'un instituteur, d'une femme et de son fils. Elle ne sait plus quoi
dire à ses enfants de ses emprisonnements comme celui de 2001 où elle
est retenue plusieurs jours par les forces russes, libérée finalement
par un appel du ministère, passages à tabac, menaces de mort. Un jour,
elle apprend par son fils qu'une femme lui ressemblant a été tuée.
Malgré tout, elle a continué car, comme le raconte Anne Nivat, elle se
sentait protégée par sa nationalité américaine. Pour avoir voulu faire
son métier, elle a été assassinée le jour des 54 ans de Poutine, le 7
octobre 2006, retrouvée morte sous l'effet de 4 balles, dans sa cage d'escalier en rentrant chez elle, comme cela arrive aux rares journalistes qui refusent d'être
des porte-voix du pouvoir et luttent pour faire respecter la liberté
d'expression. Depuis l'arrivée au sommet de l'Etat de Poutine en 2000,
21 journalistes ont été tués dont 4 voire 5 (un mort de façon suspecte)
travaillant à Novaïa Gazeta.
Le représentant de la commission Russie d'Amnesty International venu témoigner lors de la rencontre-débat a d'ailleurs présenté la situation dramatique des droits de l'homme
dans ce pays. Il a donné l'exemple de la journaliste Elena Milashina
qui a pris la suite d'AP et s'est vue menacée cette année de mort pour
avoir dénoncée le mariage d'une jeune fille de 14 ans avec un chef de
police tchétchène ami de Kadyrov. Le 12 décembre 2015, lors des
manifestations consacrées au jour de la Constitution, 33 personnes ont
été interpellées par la police dont l'un des rédacteurs du texte, Georgi
Satarov. Or, l'article 31 affirme que "les citoyens de la Fédération
de Russie ont le droit de se rassembler pacifiquement, sans armes, de
tenir de réunions, meetings et manifestations, des marches et piquets".
La situation des militants écologiques n'est pas meilleure. Les jeux de
Sotchi ont ainsi justifiés le saccage de zones protégées.
L'emprisonnement de défenseurs de l'environnement est fréquent comme
celui d'Evgueni Vitishko, victime de fausses accusations qui a entamé
une grève de la faim pour protester contre ses conditions de détention
aux lourdes conséquences. L'intervenant a parlé d'"état de
déliquescence" de cet homme vieilli prématurément. http://www.amnesty.fr/Nos-campagnes/Donnez-de-la-voix-pour-la-Russie/Actualites/Russie-le-militant-ecologiste-Evgueni-Vitishko-en-greve-de-la-faim-14946.
Une jeune femme résidant à proximité du complexe nucléaire de Maïak,
dont la grand-mère ingénieure dans le centre atomique est morte des
radiations tout comme ses parents, a décidé de lutter pour faire
reconnaître le sort de victimes innocentes mais menacée de
mort, elle a récemment trouvé refuge à Paris : Nadezda Kutepova. Le travail d'AI est
essentiel car la moitié des actions urgentes lancées pour faire libérer
des prisonniers aboutit. Ce fut le cas pour Alexei Sokolov qui, avec son
association, a milité pour le respect des droits humains dans les prisons
et fait fermer Ekaterinbourg mais pour cela fut incarcéré 2 ans.
Les lettres de soutien notamment des membres d'AI ont été un profond
réconfort et ont contribué à sa libération http://www.amnesty.fr/Nos-campagnes/Liberte-expression/Actualites/Russie-Alexei-Sokolov-defenseur-des-droits-humains-raconte-3602.
Ont été abordés le cas de défenseurs de la Tchétchénie arrêtés dont les
locaux ont été à la suite mystérieusement brûlés, celui des nombreux
habitants de ce pays qui fuient en Pologne, le courage et la dignité des
mères russes, des Pussy Riot, et plus largement de tous ceux qui se battent en Russie
contre l'autocratie et la fin des libertés car toutes les associations,
toutes les ONG qui ne plaisent pas au pouvoir sont considérées comme des
agents de l'étranger.
Le
travail d'Amnesty International est donc salutaire, tout comme l'est le
travail d'un artiste comme Arnaud Meunier qui sait mêler esthétique et
oeuvre politique. Parce que sa mise en scène, servie par un texte précis
et sec, est sobre et dépouillée, elle est d'autant plus efficace et
poignante. Le spectateur sort de ce "mémento civil" et de cette "réflexion sur la mémoire"
(tel que son auteur définit ce mémorandum théâtral) quelque peu sonné
mais nourri du courage sans faille de cette femme qui aura toujours
refusé de plier face aux menaces.
Textes et photos : Laura Sansot
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