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05/07/2017

CAFE LITTERAIRE AUTOUR DU CHOC DES DECOLONISATIONS

Les 24 et 25 juin, avait lieu à Champcevinel le salon du livre du Grand Périgueux, le Livre en fête. Plusieurs cafés littéraires étaient proposés. Art Péri' Cité a assisté à la conférence de l'historien, spécialiste des mondes arabes et africains du Nord contemporains, Pierre Vermeren venu en voisin, comme l'année passée, puisque résidant à Bordeaux et enseignant à La Sorbonne. Intitulée "Le choc des décolonisations : de la guerre d'Algérie aux printemps arabes" qui reprenait le titre de son livre paru en novembre 2015, elle était animée par Maria Carrier.
 

Interrogé sur les motivations de sa recherche, Pierre Vermeren a expliqué s'être intéressé au Maroc grâce aux relations qu'il s'est faites pendant ses études. Invité là-bas pour une première découverte, il y a enseigné 7 ans. Il a complété ses connaissances par des voyages dans d'autres pays d'Afrique du Nord et au Proche-Orient. Sa thèse était centrée sur la formation des élites par l'enseignement supérieur moderne au Maroc et en Tunisie au XXè siècle. L'enseignant, en poste à la Sorbonne depuis 11 ans, a rappelé le nombre très réduit de chercheurs : une quinzaine de professeurs ont travaillé sur l'histoire du Maghreb contemporain dont beaucoup étaient formés en réaction à la guerre d'Algérie. Aujourd'hui, seulement deux historiens travaillent sur le Maghreb (il est l'unique historien du Maroc) et trois sur le monde arabe (aucun ne s'intéresse la Libye, un seul à l'Egypte mais jusqu'à la fin du XIXè siècle). S'il y a des spécialistes de l'histoire coloniale, de la guerre d'Algérie par exemple, peu s'intéressent aux sociétés arabes et maghrébines en tant que telles. On préfère les intégrer dans notre propre histoire. En cela, la France n'est pas sortie de la colonisation, "comme si l'histoire s'était arrêtée en 1962", a-t-il déclaré. Pour lui, cela a été "la décolonisation la plus désastreuse" avec 17 ans de guerres coloniales voire plus en comptant le Cameroun (même si l'indépendance est acquise en 1960). Lorsque la France a quitté les différentes colonies, elle a laissé les clefs à des élites très proches d'elle qu'elle avait formées. C'était la fin de l'ingérence et la volonté d'oublier, une amnésie politique sur laquelle de Gaulle a théorisé. Il n'empêche que les Etats-Unis ont mandaté la France pour veiller au maintien de l'ordre en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, c'est-à-dire éviter une contamination communiste. Pendant 30 ans, la France s'est interdite de commenter la politique intérieure, se contentant d'envoyer des coopérants dans les domaines éducatif, culturel, médical, militaire. En revanche, quand cela tournait mal, c'est-à-dire quand les communistes risquaient de prendre le pouvoir, la France intervenait militairement. Cependant, elle n'a pas pu empêcher l'expérience communiste à Madagascar pendant 10 ans.
Maria Carrier et Pierre Vermeren
L'animatrice qui, visiblement, avait lu avec une grande attention l'ouvrage dont il était question et dont elle a vanté la diversité des angles de vue et le souci de vulgarisarion a souligné l'écart entre le discours sur ces anciennes colonies et leur réalité : les nouveaux chefs d'Etat étaient des dictateurs que l'Etat français soutenait. Il y avait une diplomatie officielle et une autre cachée.
L'historien a fait observer les évolutions au cours des décennies. Dans les années 1950-60, le public, grâce à la presse écrite, avait une connaissance approfondie de ce qui se passait au Maghreb. Même si la communication de ces pays s'est progressivement verrouillée à partir des années 60, chaque jour, dans Le Monde, par exemple, une demie page était consacrée au Maroc, à la faveur des liens forts, des réseaux d'amitié qui existaient encore entre la France et ses colonies devenues indépendantes. Progressivement, les informations se sont amenuisées parce que les moyens de la presse se sont réduits et parce que l'Etat français n'avait pas intérêt à ce que l'on sache qu'il protégeait des régimes peu reluisants. Et Maria Carrier de citer la phrase connue de J. Chirac : "Il faut bien que les dictateurs gagnent les élections sinon ils n'en feront plus!".  Ainsi, des dictateurs comme Bourguiba ont pu gagner des élections à 99,5% des voix. Aujourd'hui, s'il y a un article par mois dans Le Monde sur le Maroc, c'est le maximum. L'information sur ces pays du Maghreb est "de plus en plus biaisée, incomplète et rare", considère l'historien.
Parce la politique de la guerre froide a conduit la France à soutenir ses alliés, parce que des intérêts économiques liés au pétrole et minerais précieux étaient en jeu, on peut dire avec Ferhat Abbas que "l'indépendance [a été] confisquée" au peuple. La France assure financièrement la sécurité directe des chefs d'Etat de ces anciennes colonies. Des accords secrets stipulant l'intervention de la France en cas de troubles intérieurs sont signés. En échange, les chefs d'Etat soutiennent l'ancien colonisateur à l'ONU et assurent l'accès prioritaire aux matières premières en cas de crise internationale.
L'animatrice du café littéraire a rappelé que le tourisme censé permettre le développement n'engendrait que des emplois précaires et ne faisait vivre qu'une élite. En effet, Pierre Vermeren a fait observer qu'un certain nombre de Français étaient nés au Maghreb. S'ils en avaient été expulsés jeunes au moment des indépendances, ils avaient gardé un attachement pour ces pays. Leur imaginaire était resté là-bas. Ils avaient donc tendance à y retourner en villégiature, notamment au Maroc, secondairement en Tunisie, en achetant des demeures splendides comme les riad. La conséquence en était une certaine compromission avec les régimes en place. L'historien a confirmé l'importance du tourisme au Maroc, en Tunisie, en Egypte (du moins avant les printemps arabes) tandis que l'Afrique subsaharienne ne recueillait que les miettes et l'Algérie n'était pas concernée. Il rapportait beaucoup à des groupes peu nombreux tels que Accor, des compagnies aériennes employant des personnels peu qualifiés et représentant moins de 10% du PIB en moyenne. Il favorisait la création d'enclaves, nécessitait une police touristique, provoquait des déplacements de populations d'un quartier à un autre pour laisser les riches Français s'installer (250 riad dans la médina de Marrakech).
Maria Carrier est revenue sur les années 1990 où un basculement a eu lieu du fait de frustrations économiques et de jeunes qui ne trouvaient pas leur place. C'est  le moment où l'on a constaté une percée de l'islamisme. En juin 1990, François Mitterrand prononce le discours de La Baule : il affirme qu'on va lier désormais l'aide aux pays africains à leurs progrès en termes de démocratisation.
Des processus de réconciliation nationale se mettent en place mais, en réalité, rien ne change pour ce qui est de la gouvernance locale, des rapports Nord-Sud. Certes, l'élection de Ben Ali le 7 novembre 1987 est un signe d'ouverture au départ (il libère 30 000 prisonniers). En 1990, la publication du pamphlet Notre ami le roi en référence au roi du Maroc met le régime à nu, l'oblige à desserrer l'étau, à libérer des prisonniers politiques. De même en Algérie, les évènements d'octobre 1988 mettent fin au parti unique, favorisent la liberté de la presse, permettent la tenue d'élections libres en juin 1990. Cependant, la percée du Front Islamique du Salut en décembre 1991 aux élections législatives et l'annulation des élections entraîne une guerre civile de 10 ans et 200 000 morts. La France est alors très engagée aux côtés de l'Etat algérien. A partir de ce moment là, les autres chef d'Etat vont aussi se présenter comme des remparts à l'islamisme et demander le soutien de la France, quoiqu'ils fassent. Elle va donc appuyer les régimes autoritaires au nom de la stabilité de l'Etat jusqu'aux printemps arabes. Ben Ali est devenu un dictateur de plus en plus décomplexé, hyper corrompu tout en maintenant l'héritage de Bourguiba (femmes libres, accès à la scolarisation...), a expliqué Pierre Vermeren.
2011 est un autre tournant. C'est, d'ailleurs, une date qui a déclenché l'écriture du livre, a témoigné l'historien. On retrouve dans les slogans populaires de cette époque les mêmes que ceux lancés par les partis nationalistes contre le colonisateur dans les années 1950 : des revendications de liberté, dignité, l'école pour tous (en 2000, au Maroc, la moitié des enfants n'accèdent pas à l'école), le droit de vote et la fin de la dictature. Certes, dans les années 1960, les Etats avaient acquis leur indépendance mais les peuples n'avaient pas acquis leur liberté et subissaient "une corruption éhontée".
Maria Carrier s'est demandée si les printemps arabes n'étaient pas un signe de changement des mentalités : une remise en cause de la figure d'autorité, après celle du colonisateur, celle des dictateurs. En effet, comme l'a expliqué Pierre Vermeren, les peuples accèdent à des média étrangers ou tenus par des compatriotes hors du Maghreb, écoutent ce qui se dit en France, au Moyen-Orient alors qu'ils devaient se contenter jusque là d'une presse écrite, radio et audio-visuelle largement contrôlée par le pouvoir. Les paraboles se mettent en place à la fin des années 2000 puis le peuple accède à Internet et aux téléphones portables, même si, en Egypte, un écart reste entre le monde des villes et des campagnes à ce niveau là. Si le roi du Maroc est toujours là , tout comme Bouteflika, ces chefs d'Etat ont dû évoluer. En effet, "l'histoire avance toujours de manière brutale et inattendue", a-t-il constaté. Finalement, seule la Tunisie a réussi un compromis politique, institutionnel mais le processus reste fragile avec un voisin comme la Libye sur lequel elle n'a pas prise et qui est pourtant un champ de bataille où combattent 20 000 djihadistes tunisiens. En Algérie, tant que la famille de Bouteflika liée à celle Boumédiène sera au pouvoir, il y a peu chance qu'il y ait des changements. La participation à la lutte pour l'indépendance est une source de légitimité politique dans ce pays tandis que la référence en Tunisie est plutôt le suffrage universel et au Maroc, la royauté. Pour cette raison, le roi de ce pays estime devoir être traité différemment des autres Etats du Maghreb avec lesquels il partage pourtant des problématiques communes (pauvreté, scolarisation...). La monarchie marocaine a traversé les décennies sans vivre de révolution, sauf celle construite par le pouvoir, la Révolution du Roi et du Peuple. Le 16 novembre 1955, le Roi Mohammed V est de retour dans son pays après avoir été déporté par les Français en août 1953.
 
Le public était ensuite invité à prendre la parole. Une personne s'est élevée contre le fait qu'il n'y ait plus d'ingérence de l'Etat français, se demandant par exemple de ce que l'on faisait du système Total ou de l'intervention directe de l'armée française au Rwanda. Sur l'ordre de la présidence, des génocidaires avaient été exfiltrés. L'historien a reconnu que le terme n'était pas approprié. Dans son esprit, il s'agissait de ne pas critiquer la politique intérieure de ces pays mais l'ingérence était, en effet, partout. Les trois ex-colonies belges, ancien domaine personnel du roi Léopold II, étaient passées dans le champ de compétence de la France, sans que les Etats-Unis ne s'en éloignent trop du fait de la richesse du sous-sol zaïrois. Reprenant les recherches de Jean-Pierre Chrétien, l'historien a estimé que la France n'était pas directement impliquée dans le génocide. L'armée n'a pas eu mission de laisser faire . Elle a empêché que des hommes, certes génocidaires, se fassent massacrer. La France a essayé en vain d'éviter de pire. Quant à la Palestine sur laquelle il a été interrogé, il n'en a pas parlé dans son ouvrage puisque son idée de départ était de s'intéresser à ce qu'était devenu l'empire colonial français. Entre deux lectures d'extraits du livre, une autre question a été posée sur les incidences internes à la France de sa politique à l'égard des ex-colonies. Le terme de patriote avait tendance à réapparaître, rappelant la période revancharde de 1870-1914, la décolonisation dans les esprits ne semblant pas achevée. C'était, en effet, l'objet de la troisième et dernière partie du livre (la France, les Français et les anciennes colonies), comme l'a souligné l'historien. Lui-même était surpris qu'aujourd'hui, un grande nombre d'hommes politiques et d'intellectuels, encore très liés à cette guerre d'Algérie, rejouent la bataille idéologique des années 50-60.

Laura Sansot : Texte et photos

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